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Frachet Albert Camus

11 janvier 2018

Albert Camus Récapitulatif V2

Albert Camus Récapitulatif V2
Synthèse des articles dédiés à Albert Camus -- Sa fille Catherine Qu'est-ce que le bonheur sinon l'accord vrai entre un homme et l'existence qu'il mène ? - Albert Camus Titre des ouvrages Titre des ouvrages Titre des ouvrages Autour de l'Espagne L'Etat...
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23 septembre 2021

Albert Camus, Noces

        
« Un grand bonheur se balance dans l'espace... »

"Noces" est composé de 4 nouvelles  qui reflètent bien l'état d'esprit du jeune homme qu'il était alors dans les années qui ont précédé la seconde guerre mondiale :
- Noces à Tipasa, la plus connue, « célèbre les noces de l’homme avec le monde »;
- Le vent à Djemila où dominent le soleil, le silence et la présence obsédante du vent;
- L'été à Alger revient sur sa jeunesse, "pauvre mais heureuse", la vie des algérois l'été, entre mer et soleil;
- Le désert revient sur le voyage qu'il avait effectué en Toscane. 

Les nouvelles de Noces sont bien le symbole de la poétique dans l’œuvre de Camus comme de ces recueils ultérieurs de nouvelles, L'Été et L'Exil et le royaume, ensemble de textes qui exaltent ce qu’il appelle « l'emportement d'aimer. » La poésie de Noces s’exprime particulièrement dans le premier texte Noces à Tipasa, tout en spontanéité, comme une exhortation solennelle à la nature et à la sensualité qu’elle exerça sur lui.

Les exemples sont nombreux, ne serait-ce que cette description d’une grande sensualité qui se dégage du contraste des couleurs, « les bougainvillées rosats, hibiscus rouge pâle, roses thé épaisses comme la crème, longs iris bleus sans compter la laine grise des absinthes... » Il évoque aussi la puissance des éléments qui le subjuguent dans le vent à Djemila, « le son feutré de la flûte à trois trous... des rumeurs venues du ciel... »


« Qu'est-ce que le bonheur, sinon l'accord vrai entre un homme et l'existence qu'il mène. »
 
La personnalisation des éléments, qu’il utilise à de nombreuses reprises, la mer « qui suce les premiers rochers avec un bruit de baiser » mène à une symbolisation, la mer révèle l'infini et la montagne la pureté. À Tipasa, « tout est munificence et profusion charnelle. » Comme Tipasa, l'Italie a aussi une grâce sensuelle et simple, des couleurs qui touchent Camus dans « les lauriers roses et les soirs bleus de la côte ligurienne. »

Djemila aussi possède la beauté brute de son soleil et de ses ruines qui rappellent celles de Tipasa, mais elle ne pourra rien contre le vent omniprésent qui ronge la pierre, « tout à Djemila a le goût des cendres et nous rejette dans la contemplation. » On retrouve le même contraste dans les crépuscules d'Alger, « la leçon de ces vies exaltées brûlées dès vingt ou trente ans, puis silencieusement minées par l'horreur et l'ennui. »

             
Camus à Tipasa

Il se dégage de cette Italie telle qu’elle lui apparaît à travers le pinceau sans concession de ses peintres, « de Cimabué à Francesca, une flamme noire », contraste suprême entre toutes ces beautés magnifiées par la peinture et les limites de la pauvre condition humaine.

« Florence ! » s’exclame-t-il dans Le Désert, « un des seuls lieux d’Europe où j’ai compris qu’au cœur de ma révolte dormait un consentement. » Son voyage en Toscane provoque de vives émotions et lui inspire des réflexions basées sur des paradoxes. Non seulement celui de la révolte et du consentement mais aussi du monde car ajoute-t-il, « le monde est beau et hors de lui, point de salut. »

C’est dans la dualité entre un monde indifférent, « une nature sans homme… qui le nie sans colère » et sa pauvre condition humaine pleine d’émotions qui lui fait dire que « le gros sanglot de poésie qui m’emplissait m’avait fait oublier la vérité du monde. »

Il y descelle d’autres paradoxes comme le « bonheur naît de l’absence d’espoir » et que « toute vérité porte en elle son amertume… et toute négation contient une floraison de "oui" ». Il put ainsi constater que « l’Italie, comme d’autres lieux privilégiés, m’offrait le spectacle d’une beauté où meurent quand même les hommes, »

Généralement, les hommes se gardent bien de se poser les questions essentielles. Ils vivent, simplement. Choisir la difficulté, c’est dit-il, « entreprendre la géographie d’un certain désert. » Voilà en quelque sorte l’explication du titre de cette nouvelle. Et ce désert singulier ne s’ouvre qu’à ceux qui s’efforcent de s’y confronter, sans jamais percer sa vérité profonde. Et le paradoxe, c’est qu’alors il « se peuple des eaux vives du bonheur. »

                       
« Je sais seulement que le ciel durera plus que moi. » Noces, L'été à Alger 1938

C'est bien ce contraste entre la grandeur majestueuse de la nature, indifférente dans sa démesure, et l'humaine nature traversées d'émotions, qui marque le lien profond entre ces quatre nouvelles. Le terrible vent de Djemila a beau éroder lentement la montagne, elle résistera bien plus longtemps que les œuvres mortelles des hommes qui déjà aussi bien à Djemila qu'à Tipasa, sont réduites à l'état de ruines.

Même si Albert Camus exalte ces ruines et qu'elles exercent sur lui un puissant attrait mêlé d'une pointe de la nostalgie de ce qui n'est plus. Cette mesure de l'homme face à la démesure de la nature, il va la transcender pour en faire le thème principal de L'homme révolté.

                       
Noces lu par Daniel Mesguish et Raphaël Enthoven

Noces à Tipasa : présentation et extraits

Tipasa est un village littoral situé à soixante-dix kilomètres à l'ouest d'Alger. Camus s'y rendait fréquemment en 1935 et 1936. Il partage pour ce site l'admiration de son ami Jean Grenier qui, dans Sante Cruz, évoque, lui aussi, la mer à Tipasa, le massif de Chenoua, l'odeur des absinthes, les ruines qui émergent des fleurs. Cette nouvelle reflète l'enthousiasme d'une initiation au monde dont Camus pressent qu'elle jouera pour lui un rôle capital.

Voilà quelques extraits de Noces à Tipasa avec ses ruines romaines, le massif du Chenoua et la mer en contrebas qui « célèbre les noces de l'homme avec la mer. »

« Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde.

Mais à regarder l'échine solide du Chenoua, mon cœur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais l'un après l'autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d'où l'on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes.

Comme aussi cette basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un grand rayon autour d'elle s'alignent des sarcophages exhumés, pour la plupart à peine issus de la terre dont ils participent encore. Ils ont contenu des morts ; pour le moment il y pousse des sauges et des ravenelles.

La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais à chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace... »

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<< Christian Broussas, Camus - Noces 23/09/2021 © • cjb • © >>
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14 mai 2020

Albert Camus Cycles et chronologie

Albert Camus Les cycles

De l’absurde à la révolte

Sisyphe ou le « cycle de l’absurde »
L’absurde représente pour Camus une rupture entre l’homme et le monde, un point de départ, non une conclusion. Dans Le Mythe de Sisypheen 1942, le héros symbolise l’absurde des actes répétitifs sans perspective, conscient de sa condition tragique. L’absurdité du pouvoir pousse Caligula à rechercher le point de non retour du pouvoir absolu.

L’absurde  dans L’Étranger est autant l’acte par lui-même et son ressort incompréhensible que l’incapacité de Meursault à le faire partager et à susciter la moindre compassion des autres. Un geste qui est jugé inadmissible. Ce qu’on juge, ce n’est pas tant son crime que l’absurdité d’un geste apparemment sans mobile et sans explications ainsi que l’indifférence d’un homme sans remords et étranger à son propre sort.

Prométhée ou le « cycle de la révolte »
Dans La Peste en 1947, Sisyphe est le symbole de la révolte individuelle, refusant sa condition et Prométhée le symbole d’une révolte collective et proclame son autonomie.

Cette révolte collective, on la retrouve en 1951 dans L’Homme révolté qui affirme « Je me révolte donc nous sommes ». La question centrale est celle du meurtre, inhérent à la révolte. Mais alors, comment l’homme, au nom de la révolte, s’accommoder-t-il du meurtre et de la terreur qui peut engendrer des systèmes totalitaires ? Et dans ces conditions, comment alors justifier ce monde d’asservissement au nom de l’Histoire ?
Camus montre les perversions de la révolte et la nécessité de concilier liberté et justice. Ceci peut se faire en recourant à la notion de "mesure" des grecs, une dynamique qui rejette la résignation, qu’il appelle « La pensée de midi ».

De Prométhée à Hélène

Déjà dans sa pièce Les Justes en 1949, Kaliayev refuse de sacrifier le neveu et la nièce du grand-duc Serge qui sont avec lui dans la calèche, que les conjurés ont décidé d'exécuter au nom de la Révolution. Contrairement à Stepan qui veut aller jusqu'au bout, quel que soit le prix à payer, s'impose des limite pour ne pas dénaturer sa révolte.

Dans Prométhée aux enfers en 1946, Camus projettele révolté  dans le monde de son époque.  Prométhée, écrit-il, « est ce héros qui aima assez les hommes pour leur donner en même temps le feu et la liberté » mais s’il revenait aujourd’hui parmi nous, les hommes régiraient comme les dieux antiques : « ils le cloueraient au rocher, au nom même de cet humanisme dont il est le premier symbole. » Dans ce monde de démesure, il se sentirait en enfer.
("Prométhée aux Enfers", L’Eté, 1954)

En 1948, dans "L’Exil d’Hélène", il reprend cette même idée d'une Hélène dédiée à la beauté et perdue, exilée dans l'occident moderne dédié à un rationalisme orgueilleux.
« Nous avons exilé la beauté… » Contrairement à l’Europe, « la pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé à bout, ni le sacré, ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière.  […] Némésis veille, déesse de la mesure, non de la vengeance. Tous ceux qui dépassent la limite sont, par elle, impitoyablement châtiés. »
Ainsi, dès 1948, Némésis, la déesse dont la colère peut s'abattre sur tous ceux qui s'adonnent à la démesure, est déjà présente dans l'esprit de Camus.
("L'Exil d'Hélène", L’Eté, 1954)

Némésis ou le « cycle de l’amour »

« Je ne connais qu'un devoir, c'est celui d'aimer. » Albert Camus

Aux totalitarismes européens, Camus oppose cette capacité grecque à rechercher un équilibre entre révolte et justice. Le symbole en est Némésis, qu’il évoque aussi bien dans l'Homme révolté que dans ses Carnets dès 1956 où il écrit : « Le troisième étage, c’est l’amour : Le Premier Homme, Don Faust. Le Mythe de Némésis. » Toujours dans ses Carnets, il écrit : « Parti de l’absurde, il n’est pas possible de vivre la révolte sans aboutir en quelque point que ce soit à une expérience de l’amour qui reste à définir ». (La pléiade, Œuvres complètes, t. II, 2006, p. 1068)

Cette expérience de l'amour, symbolisée par le mythe de Némésis, Camus l'avait ébauché dans son roman inachevé Le Premier homme, publié en 1994, grande fresque biographique sur l'aventure humaine en Algérie au temps de la colonisation. Ce troisième cycle devait aussi comprendre une pièce de théâtre, Don Faust, et un essai, Le mythe de Némésis.

Ce thème de l’amour tel que le conçoit Camus repose donc sur Némésis, déesse chargée de punir lhybris (la démesure grecque) et de revenir à un certain ordre naturel. Dans L’Homme révolté, il précise qu'une « réflexion qui voudrait tenir compte des contradictions contemporaines de la révolte devrait demander à cette déesse son inspiration. »

À la fin de ses Carnets, Camus écrit un poème assez sibyllin où il note "Pour Némésis (à Lourmarin décembre 59) et qui commence ainsi :
« Cheval noir, cheval blanc, une seule main d’homme maîtrise les deux fureurs. À tombeau ouvert, joyeuse est la course. La vérité ment, la franchise dissimule. Cache-toi dans la lumière.
Le monde t’emplit et tu es vide : plénitude
. » [1]

    Cheval noir, cheval blanc

Ce texte fait d’une suite d’antithèses repose sur ces chevaux noir et blanc qu’il faut maîtriser. Ils sont sans doute le symbole du poète dans son rapport au monde, à son œuvre et à lui-même, qu’il ne parvient pas à maîtriser. Cet autre antithèse « cache-toi dans la lumière » fait probablement référence à une lumière éblouissante qui dissimule les contours. Ainsi sur ces contradictions qui représentent la lutte entre la raison et la passion, se construit dans la mesure, le dépassement des contradictions.

L'idée d'intégrer les contraires se retrouve déjà dans "L'Énigme", un texte de 1950 qui finit ainsi : « Au centre de l’univers d’Eschyle, ce n'est pas le maigre non-sens que nous trouvons, mais l'énigme, c'est-à-dire un sens qu'on déchiffre mal parce qu'il éblouit… Au centre de notre œuvre, fût-elle noire, rayonne un soleil inépuisable… » [2]

Dans cet équilibre des contraires qu’il veut réaliser, Camus célèbre comme de nouvelles noces à Tipasa, un hymne à l’amour pour la vie, les êtres et le monde. La figure d’un Don Juan faustien ou d’un Faust qui retrouve le chemin de l’amour, s’impose à lui.

Dans Défense de L’Homme révolté [3], Camus offre une piste pour comprendre la portée de son Don Faust, il écrit : « L’idéologie du XIXe siècle… s’est détournée du rêve de Goethe unissant avec Faust et Hélène le titanisme contemporain et la beauté antique, en leur donnant un fils Euphorion. [4] Je n’ai pas dit que Faust avait tort dans ce qu’il était, mais seulement que pour être et créer, il ne pourrait se passer d’Hélène. »

Don Faust aurait sans doute été un dépassement des forces contraires en mettant confrontant ces deux forts caractères, l'âme et les sens, l'idéalisme de Faust et le matérialisme de Don Juan.

[1] Carnets III, Cahier IX, pages 259-260
[2] L'Énigme, court essai de 1950 intégé dans le recueil L'Été paru en 1954
[3] Œuvres complètes, Essais, page 1711
[4]
Dans le Faust II de Goethe, Euphorion, "fruit de l'amour le plus beau" meurt tout jeune d’une chute

Chronologie d'Albert Camus ; Les années 50

      
                                            Avec François Mitterrand en octobre 1954

1950
Séjour à Cabris (06) : 2/01/50 au 14/07/50 entrecoupé de 2 courts séjours à Paris
Séjours dans les Vosges et à St-Jorioz (74) en septembre
Achat de l'appartement du 29 rue Madame à Paris 6ème et aménagement en décembre

1951

Second séjour à Cabris 24/01/51 à fin mars, vacances au Chambon (43) 29/07 au 30/08
  Travaille à son essai L'Homme révolté terminé le 8 mars - affecté par la mort de Gide
En juin, meeting sur l'Espagne - reçoit JC Brisville pour sa biographie
Séjour à Alger au chevet de sa mère hospitalisée, 19/09 au 1/12/51

Juillet-août : séjours à Ste-Foy la Grande (33) et au Panelier (43)
  Texte et défense de la revue Caliban : « Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude. »
18 septembre 51 : parution de L’Homme révolté

« Et comment vivre dans ce monde d'ombre? Sans vous, sans deux ou trois êtres que je respecte et chéri, une épaisseur manquerait définitivement aux choses. (...) Il y a si peu d'occasions d'amitié vraie aujourd'hui que les hommes en sont devenus trop pudiques, parfois. » À René Char 26 octobre 51
En novembre, il est à Alger auprès de sa mère malade.

1952
Avril 52, il est à Cabris, balades à Cannes et St-Rémy
12 juin : quitte l’UNESCO
Querelle à propos de L’Homme révolté :
- 5 juin 52, article, Révolte et police (repris dans Actuelles II)
- 30 juin, réponse à Francis Jeanson, Révolte et servitude (repris dans Actuelles II)
- Août : nouveau séjour au Panelier
- 17 septembre : (À propos de Sartre et Jeanson), « je les ai toujours irrités ou blessés dans ce que je sens, de là ce vilain étalage et cette impuissance à être généreux. »
- Passe décembre en Algérie, chez son frère Lucien avec sa mère, visite le sud (Laghouhat, Gardaïa)
Il se plaint de sa vie à Paris et écrit très souvent à Maria Casarès

1953
- Début 53 : travaille sur La postérité du soleil et Retour à Tipasa
- 10 mai : Discours de St-Étienne sur Le pain et la liberté
- 14 juin : création au festival d’Angers de deux adaptations de Camus, La dévotion à la croix de Calderon et Les Esprits de Pierre de Larivey.
- Juillet-août : passe quelques jours à Ermenonville avec Maria Casarès puis à Thonon-les-bains et à Cordes dans le Tarn. Retour sur lui-même : « À quarante ans on consent à l'annihilation d'une part de soi-même. » Travaille sur une novelle La Femme adultère et retrouve Maria Casarès à Lacanau.
- Début octobre, désabusé : « Noble métier où l'on doit se laisser insulter sans broncher par un laquais de lettres ou de parti ! » (Carnets. Cahier VII) 
- 17 octobre : Ébauche du roman qu'il intitulera Le Premier Homme.
-  29 octobre : publication d’Actuelles II (chroniques 1948-53)
- En décembre, il est à Oran au chevet de Francine qui fait une grave dépression, la trouvant « dans un état alarmant. »

   L'immeuble de la rue Chanaleilles

1954
- Janvier 54 : Publication de sa nouvelle "La mer au plus près ".
- Février 54 : publication de son recueil L’Été
- Mars 54 : Projet du Premier homme : « J'imagine un premier homme qui part de zéro qui ne sait ni lire ni écrire, qui n'a ni morale, ni religion. » Lettre à propos de sa femme : « Non, Francine ne va pas mieux... »
- Fin mai : « Francine s'améliore de jour en jour... » mais c'est la séparation : il quitte la rue Madame pour habiter rue de Chanaleilles dans le VIIe
- En juillet, texte sur le thème Terrorisme et amnistie : « Le terrorisme naît de la solitude, de l'idée qu'il n'y a plus de recours… »
- Été 54 : « ... Je suis dans un triste état d'impuissance totale et de tristesse morne. J'ai l'impression d'avoir été détruit, et pour longtemps. » Part se reposer avec ses enfants dans l’Eure-et-Loir chez les Gallimard
- Début octobre : Camus est aux Pays-Bas, à La Haye, visite le musée Mauritshuis puis c’est Amsterdam, qui servira de décor à La Chute.
- 23 novembre au 15 décembre : voyage en Italie, rencontre avec Nicola Chiaromonte, Carlo Levi, Alberto Moravia… et conférence intitulée "L’artiste et son temps" à Turin, Gênes, Naples, Rome, Sorrente, Pompéi. Le moral revient.   
- Sa mauvaise humeur après l’attribution du Goncourt Simone de Beauvoir pour Les Mandarins dont il est le héros :  À part le fait qu’il est « directeur d'un journal issu de la Résistance, tout le reste est faux, les pensées, les sentiments et les actes… »

1955
- Janvier 1955, il écrit dans Carnets. Cahier VIII : « La tentation communiste est, pour un intellectuel, de même type que la tentation religieuse. »

- Février 1955, voyage en Algérie, Alger, Tipasa, Orléanville en rapport avec le récent tremblement de terre.
-  Mars : Première de son adaptation de "Un cas intéressant" de Dino Buzzati. Il donne une lecture de sa pièce Caligula dont on dit « Il joue plutôt qu'il ne lit. »
- 26 avril au 16 mai 55 : voyage en Grèce, Athènes, Sounion, il sillonne le Péloponnèse puis visite les Cyclades.
Conférence sur Le Théâtre contemporain : « Notre époque est tout à fait intéressante, c'est-à-dire qu'elle est tragique. »
- Fin mai, début de sa collaboration avec L’Express où il écrit : « En Algérie, comme ailleurs, le terrorisme s'explique par l'absence d'espoir. » 
- Juillet : vacances avec ses enfants près de Chamonix, il termine la rédaction de La Chute.
- Août : voyage en Italie avec Maria Casarès
- Inquiétude à son retour : « Je suis bien angoissé devant les affaires d'Algérie. J'ai ce pays en travers de la gorge et ne puis penser à rien d'autre. » À son avis : « Nous sommes ici devant l’événement capital du XXè siècle : l'arme nucléaire amène la fin des idéologies. » 
- En octobre, il reçoit des menaces de mort

- Fin d’année chargée : il tacle dans ses articles de L’Express prêche pour la trêve du sang en Algérie, le conservatisme français qui refuse de donner la nationalité française au compositeur hongrois Tibor Harsanyi parce qu’il « exerce une profession socialement inutile » ou le général Franco qui pense que « le Maroc n'était pas mûr pour la démocratie. » 
Pour les prochaines élections législatives, il annonce son soutien à Pierre Mendès-France.

1956
- Janvier : 31ème article de L'Express : Trêve  pour les civils.  « J'ai choisi l'Algérie de la justice, où Français et Arabes s'associeront librement. »
18 janvier : Camus est à Alger : « Et puis tout vaut mieux que cette France de la méchanceté, ce marais où j'étouffe. » (Carnets. Cahier VIII)
« Menaces pour ce soir et demain. »
22 janvier : Il lance un "Appel pour une trêve civile" – Retour à Paris le 25. 
- Février Il quitte L’Express et écrit : « Si je voyais une action possible, même la plus folle,  je la tenterais. Mais nous dévalons vers l’abîme, nous y sommes déjà. (...) Il faudrait maintenant un miracle pour éviter le pire. » 
- 24 mars au 8 avril : Séjour à La Palerme à L’Île sur Sorgue avec les jumeaux, rejoints par son frère et sa mère. Il y retournera en juillet-août.
Il écrit : « nous sommes coincés entre deux fanatismes, une fois de plus. »
-  18 mai : parution de La Chute
-  Lettre à René Char. « Avant de vous connaître, je me passais de la poésie. Rien de ce qui paraissait ne me concernait. Depuis dix ans au contraire,  j'ai en moi une place vide, un creux, que je ne remplis qu'en vous lisant, mais alors jusqu'au bord. » 
- Article dans L'Express : Fidélité à l'Espagne
- 20 septembre : Première de son adaptation de "Requiem pour une nonne" de Faulkner
- Octobre : meeting pour l’Espagne (de Madariaga) : « la justice se perd dans la haine comme la rivière dans l'océan. »
- Novembre : Réagit avec vigueur à l’attaque soviétique contre la Hongrie.

Domaine de La Palerme, L'île-sur-la-Sorgue

1957
- En février 57, lettre à Jean Sénac : «... j'ai décidé de me taire en ce qui concerne l'Algérie, afin de n'ajouter ni à son malheur, ni aux bêtises qu'on écrit à son propos. » 

- 4 mars : publication du recueil L’Exil et le Royaume
- 21 juin : Camus est au Festival d'Art dramatique d'Angers. Première de l'adaptation par Camus de la pièce Le Chevalier d'Olmedo par Lope de Vega. Mise en scène d'Albert Camus.
- Juillet-août : vacances à Cordes-sur-ciel, Tarn puis chez les Gallimard. Se sent en panne d’écriture.
- 16 Octobre : Il est prix Nobel de littérature. « Effrayé par ce qui m'arrive. » Regrette les basses attaques dont il est victime.
- 1er novembre : Il défend Boris Pasternak
-7 au 15 décembre : Stockholm pour le prix Nobel de littérature
- Son moral est au plus bas.

          
                                          Camus dirigeant Le chevalier d'Olmédo

1958
- Toujours moral au plus bas. Crises d’angoisse.
- 20 mars. Lettre à Roger Quilliot : «  Je viens de passer une longue et mauvaise période de dépression compliquée de troubles respiratoires et où je n'ai rien pu faire. »
- Mars : court séjour en Algérie puis chez les Gallimard à Cannes. Il va mieux.
- 9 juin- 6 juillet : Voyage en Grèce avec Maria Casarès et les Gallimard, visite L’Acropole, Rhodes, circuit dans les Cyclades et dans le Péloponnèse.  Publication d’Actuelles III, chroniques algériennes, sélection de ses articles sur l'Algérie.
- 4 août : Lettre à Jean Grenier. « Je crois comme vous qu'il est sans doute trop tard pour l'Algérie. »
- 2 septembre au 26 octobre : Dans le Luberon avec René Char, achète la maison de Lourmarin.
- 13 novembre. Lettre à Nicola Chiaromonte. « Je ne peux plus écrire comme avant, continuer simplement mon œuvre. J'ai essayé. Mais en vain. Il me faut une sorte de révolution intérieure… »

          
La maison de Lourmarin           Le chevalier d'Olmédo Avec Catherine Sellers

1959
- Ses 3 séjours à Lourmarin : séjour 1 : 28 avril-28 mai - séjour 2 : 9 août-2 septembre et séjour 3 : 14 novembre-3 janvier 1960
- 30 janvier 59 : Première de son adaptation des Possédés de Dostoïevski au Théâtre Antoine à Paris.
- Mars : s’engage dans le mouvement pour l’objection de conscience. Dernier voyage à Alger pour visiter sa mère hospitalisée. (Carnets. Cahier IX
- En mai, il écrit : « Ai avancé dans première partie Premier Homme. » Lettre à Jean Grenier : « En vérité, je suis dégoûté jusqu'au cœur de ce qui se dit et s'écrit… Et si je n'arrive pas à trouver un autre langage, j'aime mieux me taire. »  
- Une semaine à Venise, d'abord pour promouvoir Les Possédés
- En août, Lettre à Maria Casarès. « je vais faire l'impossible pour terminer en un an la première version de mon livre (Le Premier homme). »
- 28 septembre : « La vie à Paris est un enfer. On s'y agite, on s'y surmène… On n' a plus droit à la vie privée... »
- 10 novembre, À Saint-John Perse : « L'an prochain, peut-être, j'aurai une scène à Paris. »
- 4 décembre : Lettre à Maria Casarès. « ... Je pense que je me suis donné huit mois et huit mois seulement pour en finir avec la première rédaction du monstre que je ponds en ce moment (Le Premier homme). […] Le livre comportera de cinq à six cents pages, au moins) »
- 14 décembre, Aix-en-Provence. Dernière conférence sur son métier d'écrivain à des étudiants étrangers à l'Institut des études françaises. »
- 28 décembre, Lourmarin. Dernière lettre à Jean Grenier. « Je rentrerai au début de janvier à Paris puis repartirai... »

Voir aussi
*
Présentation des Carnets -- Carnets III -
*
Le cycle de Némésis - Lire les Carnets, page 94 et suivantes -
* Le voyage en Grèce dans les Carnets -

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<< Ch. Broussas, Camus Années 50 14/05/2020 © • cjb • © >>
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12 mai 2020

Sur les pas d’Albert Camus II

SOMMAIRE
- Camus en Bretagne - 1947
- De Briançon à Cabris - 1947-50-51
- Camus et la Grèce - 1955 & 58
- L'éternité à Lourmarin

Après la fabuleuse aventure de Combat qui se termine le 3 juin 1947 (la veille de la parution de La Peste), suivons Albert Camus en Bretagne sur les traces de son père où il pense déjà au Premier Homme puis dans les montagnes-refuges où, après Le Panelier, il part soigner sa tuberculose d'abord à Briançon puis à Cabris au-dessus de Grasse, temps féconds pour prendre des notes et écrire. On le retrouve en Grèce qu'il rêvait de visiter depuis si longtemps, deux beaux séjours où il trouvera un certain apaisement après les polémiques et querelles qu'il a connues.
Peu après son retour, il achète la maison de Lourmarin où il se sent bien, loin de Paris, et où il se rendra souvent l'année suivante. 

Puis ce sera l'arrêt brutal sur la route de Paris alors que sa vie prenait un nouveau cours, partagée entre le théâtre, son amour de jeunesse et l'écriture dans son refuge du Luberon.
Il y goûtera, si peu de temps soit-il, un certain bonheur de vivre, cette postérie du soleil qu'il conçut avec l'ami René Char, hommage à cette beauté qui avait pour lui des airs de Tipasa et, comme a écrit ce même René Char

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Camus en Bretagne - 1947

Dans la biographie qu’il écrivit sur son ami Albert Camus, l’écrivain Jean Grenier évoque le voyage qu’ils entreprirent tous deux en Bretagne.
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Le 4 août 1947 ils partent en direction de Saint-Malo, faisant une longue halte à Combourg. Allant visiter le château où vécut le vicomte de Chateaubriand. C'est unedéception : un parc défiguré par des constructions sans charme et une maison défigurée par des modifications.
Camus pense à Chateaubriand quand il confie à Jean Grenier : « Je voudrais tremper ma plume, l’assouplir. »

Camus le méditerranéen n'aime guère les reflux des marées et un soleil parcimonieuse du soleil et est surpris par le culte démesuré rendu aux morts. Ils poursuivent avec l'ami Louis Guilloux qui les emmène à Tréguier voir la maison d’Ernest Renan.
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Avec son ami le breton Louis Guilloux                  Camus photographié à Rennes             
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JPEG - 8.5 koCamus et Jean Grenier
Il les conduit ensuiteà Saint-Brieuc qui confirma : « Dans le carré des soldats, j’ai trouvé la tombe de Camus Lucien, mort le 1er octobre 1914. » Ils allèrent alors au cimetière militaire Saint-Michel sur la tombe de son père.
Camus avait déjà en tête de faire des recherches sur sa famille pour écrire Le Premier homme
De son vieil ami Jean Grenier, il écrira dans son roman : « Grenier, que j’ai reconnu comme un père, est né là où mon vrai père est mort et enterré. » [1]

Dans Le Premier homme, le héros Jacques Cormery ressent un choc devant la tombe : « Il lut les deux dates "1885-1914" et fit un calcul machinal : vingt-neuf ans. Soudain une idée le frappa qui l’ébranla jusque dans son corps. Il avait quarante ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui. Le flot de tendresse et de pitié qui d’un coup vint lui emplir le coeur n’était pas le mouvement d’âme qui porte le fils vers le souvenir du père disparu, mais la compassion bouleversée qu’un homme ressent devant l’enfant injustement assassiné. »

Il reprendra ce constat bouleversant en 1951 dans ses Carnets :  « À 35 ans le fils va sur la tombe de son père et s’aperçoit que celui-ci est mort à 30 ans. Il est devenu l’aîné.  » Camus confronté à la mort, qui écrira aussi : « Le grand courage, c’est encore de tenir les yeux ouverts sur la lumière comme sur la mort. »

       
                                     La tombe de son père à St-Brieuc
Notes et références
[1]
Voir "Le Premier homme" page 293. Jean Grenier apparaît dans le roman de Camus sous les traits de Victor Malan (Le Premier homme, pages 36 à 38)

* Autres fiches à consulter :
-  Albert Camus au Panelier (Haute-Loire), à Lyon en 1943 et entre 1940 et 1945 --

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De Briançon à Cabris - 1947-50-51

Un hiver parisien très humide en 1946-47, l'appartement de la rue Séguier inchauffable, (voir sa nouvelle "Jonas") Camus vit mal ses problèmes de tuberculose. Comme en 1939 où une grave rechute à Oran l’obligea à aller se soigner au Panelier dans la Haute-Loire près du Chambon-sur-Lignon dans la pension tenue par madame Œthly, tante par alliance de Francine Camus,
il se résout à partir pour Briançon.
 
Arrivé le 17 janvier 1947 après un voyage fatigant, il s’installe au Grand Hôtel près des remparts qui se révèle désert et inconfortable. En plus, pas de soleil, il ne cesse de neiger. Dans ses Carnets, il note : « Le soir qui coule sur ces montagnes froides finit par glacer le cœur. Je n’ai jamais pu supporter cette heure du soir qu’en Provence ou sur les plages de la Méditerranée. »
 
Il pense à Francine, restée au soleil d'Oran, ville qu'il n'aimait guère, choisissant pourtant d'y situer La Peste. Lui qui avait toujours détesté les villes sombres et pluvieuses comme Amsterdam pour y situer La ChuteJean-Baptiste Clamence s'y rend comme pour une pénitence.

        
Vues de la ville de Briançon

 
Pour surmonter sa déception et sa solitude, Camus organise avec soin ses journées ( cf Herbert Lottman page 87) : 
- Debout à 9 heures, il lit pour se mettre en forme, surtout Hegel et Orwell pendant son séjour, en prenant des notes ; - L’après-midi, il s’occupe d’abord de sa correspondance, écrit surtout à "son cher professeur" Jean Grenier alors en poste en Égypte. (Voir leur correspondance) Entre eux, c’est une grande amitié et une longue correspondance, il lui écrit à cette occasion, « Vous ai-je dit que j’ai passé en novembre huit jours à errer d’Avignon à Lourmarin et j’en ai gardé une profonde impression. » Il évoque Henri Bosco et Lourmarin que Jean Grenier connaît bien, ce village de Lourmarin que Camus retrouvera dix ans plus tard.

- Á partir de 16 heures, il travaille à son essai sur la révolte qui deviendra L’Homme révolté et, après le repas, jusqu’à 22 heures 30. Il se balade, oublie un peules problèmes d'écriture et la vie parisienne. Son moral et sa santé s'améliorent.
Il relit La Peste qui va paraître, pense comme le journaliste Rambert « qu’il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul » ou le docteur Rieux disant « l’essentiel est de bien faire son métier»

Le succès de La Peste « ne changera rien à son travail ni à ses doutes sur lui-même. » (Herbert R. Lottman). C’est sans doute à Briançon qu’il décida de se centrer sur l’écriture et de quitter le journal Combat qu’il dirigeait depuis 1943.

          
Briançon en hiver                            Le Grand hôtel où il a séjourné            

Quelques mois plus tard, Camus est à L'Isle-sur-la-Sorgue dans le Vaucluse, chez l’ami René Char. Alain Vircondelet dans sa biographie "Albert Camus, fils d'Alger" écrit que « la Provence n'est pas tout à fait l'Algérie, mais la même impression de sérénité, de silence, d'immobilité chaude s'en dégage. Camus songe à s'y installer, maintenant qu'il doute de pouvoir jamais revivre en Algérie. »
Son rêve ne se réalisera qu’en 1958.

Début 1950, nouvelle rechute de tuberculose. Cette fois il opte pour Cabris sur les hauteurs de Grasse. A peine arrivé, il rédige la préface d'Actuelles I et écrit dans ses Carnets « je n'ai jamais vu très clair en moi pour finir. Mais j'ai toujours suivi, d'instinct, une étoile invisible... »
Le cadre et le climat lui rappellent les « jours heureux et irrémédiablement perdus d'Alger » et poursuit l’écriture de "L'Homme révolté". Il écrit aussi beaucoup à Maria Casarès à qui il confie : « À présent, je la (Francine) sens humiliée et défaite et mon impuissance s'en accroît. »

         
                                                    Vue du village de Cabris

En janvier 1951, retour à Cabris où il est affecté par la mort de d'André Gide mais termine quand même la première version de "L'Homme révolté" avant de regagner Paris.

Cabris c'est bien mais en 1958, il préférera Lourmarin et « sa lumière étincelante », s'éloignant ainsi de Paris et de son microcosme. Selon Alain Vircondelet, les bastides « perdues dans les lacis de routes improbables, haut perchées, [...] font penser aux terres frustes de Kabylie ».

Repères chronologiques
* Séjour Briançon du 16/01 au 10/02/47, au Panelier (43) : 17/06/47 au 15/07/47
* Séjour St-Brieuc : 2/08 au 11/08/47 - dans le Vaucluse : 20/09 au 30/09/47
* Séjour à Cabris (06) : 2/01/50 au 14/07/50 entrecoupé de 2 courts séjours à Paris
* Séjours dans les Vosges et à St-Jorioz (74) en septembre
* Achat de l'appartement du 29 rue Madame à Paris 6ème et aménagement en décembre
* Second séjour à Cabris 24/01/51 à fin mars, vacances au Chambon (43) 29/07 au 30/08
* Séjour à Alger au chevet de sa mère hospitalisée, 19/09 au 1/12/51

Repères bibliographiques

* Albert Camus, "Carnets, tome II", édition Gallimard
* Camus au jour le jour, 1947 -- 1950 --

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Camus et la Grèce - 1955 & 58

« Ces vingt jours de courses à travers la Grèce, je les contemple d’Athènes maintenant, avant mon départ, et ils m’apparaissent comme une seule et longue source de lumière que je pourrai garder au cœur de ma vie. » (Albert Camus, Carnets III).

Il rêvait de la Grèce comme d’une espèce de paradis perdu, il rêvait d’un voyage comme d’une communion. Déjà en 1936, il notait dans ses Carnets : « Voir la Grèce. Rêve qui faillit ne jamais s'accomplir. » Mais il rencontra longtemps des contretemps dus à la maladie et à la guerre… jusqu’aux deux voyages qu’il put enfin réaliser en 1955 et en 1958.
Ce rêve, on le voit se former dans la préparation du voyage avorté de septembre 1939, prenant beaucoup de notes sur les mythes et les légendes des grecs, déplorant dans Prométhée aux enfers en 1946 l’abandon de ce « projet somptueux de traverser une mer à la rencontre de la lumière. » Il l’évoque aussi dans Retour à Tipasa en 1952, constatant que « la guerre était venue jusqu'à nous, puis avait recouvert la Grèce elle-même. »   

Comme à son habitude, Camus nota dans ses Carnets les événements et ce que  lui inspirait son voyage, ce que lui évoquaient les lieux visités, les émotions qu’ils suscitaient.
Ses notes révèlent la profonde interrelation avec son œuvre antérieure et l’évolution de son état d’esprit.  

      
« Nous vivons ainsi le temps des grandes villes. Délibérément, le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs. » (L'Exil d'Hélène, 1940)

Le premier voyage au printemps 1955

Camus profite d’une invitation à un colloque de l’Union culturelle gréco-française sur "L’avenir de la civilisation européenne" pour se rendre à Athènes, visiter l’Acropole, « la lumière de 11 heures tombe à plein, […] entre dans le corps avec une rapidité douloureuse… le nettoie en même temps. [...] Les yeux s’ouvrent peu à peu et l’extravagante… beauté du lieu est accueillie dans un être purifié, passé au crésyl de la lumière. » C’est comme un bain de jouvence qui le lave des salissures de l’Europe occidentale. Son moral s’améliore rapidement et il peut écrire le 11 mai à son ami René Char : « Je vais revenir debout, enfin. »

Puis il part visiter les îles où il retrouve la lumière solaire d’Algérie, écrivant, toujours à René Char depuis l’île de Lesbos : « Je vis ici en bon sauvage, naviguant d’île en île, dans la même lumière qui continue depuis des jours, et dont je ne me rassasie pas. »

On peut le suivre presque à la trace à travers les nombreuses notations qu’il consigne dans ses Carnets.
À Mycènes, il est fasciné par la forteresse « couverte de coquelicots, » à Délos il écrit que « toute la Grèce que j’ai parcourue est en ce moment couverte de coquelicots et de milliers de fleurs. »

   
Avec Michel Gallimard, sur son bateau

Au cap Sounion, c’est la quiétude : « Assis au pied du temple pour s’abriter du vent, la lumière aussitôt se fait plus pure dans une sorte de jaillissement immobile. Au loin des îles dérivent. Pas un oiseau. La mer mousse légèrement jusqu’à l’horizon. Instant parfait. »

C’est toujours cette lumière pure qui le subjugue en Argolide : L’Argolide : « Au bout d’une heure de route, je suis littéralement ivre de lumière, la tête pleine d’éclats et de cris silencieux, avec dans l’antre du cœur une joie énorme, un rire interminable, celui de la connaissance, après quoi tout peut survenir et tout est accepté. »
Le plaisir des sens, c’est aussi Mikonos et l'odeur entêtante du chèvrefeuille, Lindos et « l’odeur  d’écume, de chaleur, d’ânes et d’herbes, de fumée… »
Comme à Tipasa, Camus respire les exhalaisons des plantes écrasées de soleil, comme si pendant ce temps, la tuberculose s'éloignait de lui, au Pirée, il est heureux de "sentir" l'eau et à Salonique, c'est « la belle odeur de sel et de nuit » et les baignades lui rappellent les plages d'Alger...

                  
Albert Camus avec sa fille Catherine Grèce, 1958   
Albert Camus & Michel Gallimard, Grèce, 1958

Le second voyage à l'été 1958 ( 9 juin au 6 juillet)

Ce second voyage en juin 1958 durera une vingtaine de jours. Là encore, Camus renoue avec ses souvenirs de jeunesse et les plages d'Alger comme il l'écrit dans cette lettre à son ami Jean Grenier : « Je quitte le bateau le matin tôt, seul, et vais me baigner sur la plage de Rhodes à vingt minutes de là. L’eau est claire, douce. Le soleil, au début de sa course, chauffe sans brûler. Instants délicieux qui me ramènent ces matins de la Madrague, il y a vingt ans, où je sortais ensommeillé de la tente, à quelques mètres de la mer pour plonger dans l’eau somnolente du matin. »

Si ce voyage effectué en pleine été, souvent sous une chaleur suffocante, est plus fatigant que le précédent, ainsi revenu à Athènes, il note simplement « Chaleur. Poussière » et ne lui permet pas de retrouver la magie du printemps et de ses effluves, il va revenir en France le cœur plus léger, ragaillardi par cette rupture avec Paris et ses détracteurs.

            
Andrée Fosty, Camus & la Grèce

Camus se sent attiré par le sens de la perfection des Grecs, « Tout ce que la Grèce tente en fait de paysages, elle le réussit et le mène à la perfection. » (Carnets, Delphes, 10 mai 1955). Cette perfection est l'expression de l'équilibre entre la nature et l'action de l'homme et prend ses racines dans ce paradoxe qui l'étonne : « Ce monde des îles si étroit et si vaste me paraît être le cœur du monde. »

Ces paysages sont pour lui le contraire du Brésil qu'il juge immense et étouffant. Toutes ces îles recomposent un monde spécifique qui tend à la perfection née d'une subtile conjonction entre terre, mer, ciel et hommes, ce qui lui fait dire à Délos : « Je peux regarder sous la droite et pure lumière du monde le cercle parfait qui limite mon royaume. »

Pour lui, comme il le note dans le tome III de ses Carnets, la Grèce représente « comme une île énorme couverte de fleurs rouges et de dieux mutilés dérivant inlassablement sur une mer de lumière et sous un ciel transparent. Retenir cette lumière, revenir, ne plus céder à la nuit des jours. »
Il a en quelque sorte reconnu son royaume et son exil finira très bientôt dans sa thébaïde de Lourmarin qui possède comme un air d'Algérie.

Voir aussi
*
Camus au jour le jour en 1947, 1958 et en 1959 -
* Le voyage en Grèce dans les Carnets - Le cahier VIII de Carnets III -

L'éternité à Lourmarin - Camus-Char

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Albert Camus et René Char chez ce dernier à L'isle-sur-la-Sorgue près d'Avignon
Camus : L'éternité à Lourmarin

Le poème que René Char écrivit peu après la mort tragique de son "cher" Camus.

« Il n’y a plus de ligne droite ni de route éclairée avec un être qui nous a quittés.
Où s’étourdit notre affection ? Cerne après cerne, s’il s’approche c’est pour aussitôt s’enfouir. Son visage parfois vient s’appliquer contre le nôtre, ne produisant qu’un air glacé. Le jour qui allongeait le bonheur entre lui et nous n’est nulle part désormais, toutes les parties- presque excessives- d’une présence se sont d’un coup disloquées. Misère de notre vigilance…
Pourtant cet être supprimé se tient dans quelque chose de rigide, de désert, d’essentiel en nous, où nos millénaires ensemble font juste l’épaisseur d’une paupière tirée.

Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. Qu’en est-il alors ? Nous savons, ou croyons savoir. Mais seulement quand le passé qui signifie s’ouvre pour lui livrer passage. Le voici à notre hauteur, puis loin, devant.

A l’heure de nouveau contenue où nous questionnons tout le poids d’énigme, soudain commence la Douleur, celle de compagnon à compagnon, que l’archer cette fois, ne peut pas transpercer. »

L’éternité à Lourmarin, René Char

Pour René Char« La mort n'est qu'un sommeil entier et pur avec le signe plus qui le pilote et l'aide à fendre le flot du devenir. »  Les matinaux - La parole en archipel

Pour Albert Camus, elle représente plus une projection : « Même ma mort me sera disputée. Et pourtant ce que je désire de plus profond aujourd'hui est une mort silencieuse, qui laisserait pacifiés ceux que j'aime. »  Albert Camus  "Carnets III" 1949-1959
« J'ai été capable d'élire quelques êtres et de leur garder, fidèlement, le meilleur de moi, quoi qu'ils fassent, » pensant sans doute autant à ses amours qu'à ses amis.

Déjà dans le dernier opus de ses Carnets, à l'été 1959, il opérait une espèce de retour sur lui-même, écrivant « L'effort le plus épuisant de ma vie a été de juguler ma propre nature pour la faire servir à mes plus grands desseins. De loin en loin, de loin en loin seulement, j'y réussissais, » marquant le chemin qu'il lui restait à parcourir.
Son dernier chemin.

Mes fiches sur René Char
* René Char, biographie -- Albert Camus et René Char --
* Camus-Char : correspondance -- La postérité du soleil --
* René Char et Pierre Boulez -- L'éternité à Loumarin --

Mes fiches Camus 2014-16 :
* L’État de siège, Camus-Rondelez -- En quête de "l'Étranger", Camus-Kaplan --
* Albert Camus-André Malraux, Correspondance --

* À la recherche de l'unité -- L'éternité à Lourmarin, Camus-Char --

Voir aussi
* Sur Lourmarin --
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11 mai 2020

Sur les pas d’Albert Camus I

SOMMAIRE
- 1- L'été à Alger
- 2- De Tipasa à Tipasa
- 3- Du Panelier à Paris
- 4- Je me révolte donc nous sommes

     
Camus à Tipasa

Pour Albert Camus, Alger sera toujours lié à la découverte d'un horizon qui s'élargit, partant du quartier populaire de Belcourt, de la rue de Lyon où il habite, aux beaux quartiers du centre qu'il découvrira quand il sera admis au lycée Bugeaud, aux longues balades avec Jean Grenier son prof de philo qui restera jusqu'à la fin un ami intime, aux joies pures de sa jeunesse, aux joies simples dans ses rues bigarrées, son port ou les baignades sur ses plages où Meursault commettra l'irréparable. 

Alger la blanche, magnifiée dans ses souvenirs, sublimée, dont il préserve les traces dans son journal, qu'on retrouve de ses premiers écrits, par exemple dans la description du "quartier pauvre" de L'Envers et l'Endroit, jusqu'aux derniers écrits de L'Exil et le Royaume à travers une nouvelle autobiographique intitulée Les Muets.

La lumineuse Alger opposée aux villes du nord qu'il trouve souvent brumeuses et sombres, tristes et maussades, que ce soit Paris, Lyon, Saint-Etienne, Prague ou plus tard Amsterdam.
La resplendissante Alger opposée à Oran, la ville de Francine sa future femme, Oran qui tourne le dos à la mer, Oran qu'il trouve laide et ennuyeuse, qu'il a choisie comme décor de La Peste et dont il écrira : « Au début, on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe d’Ariane. Mais on tourne en rond dans des rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais : c’est l’ennui » !


"L'été à Alger" en 1939

1- L’été à Alger
C’est sans doute en lisant l’Étranger qu’on peut le mieux saisir l’ambiance particulière de la ville pour Camus, ce qu’elle a de sensitif, Meursault en maillot, accoudé à sa fenêtre, contemplant inlassablement dans la chaleur d’une belle journée, le va-et-vient de la rue comme le faisait sa mère quand elle rentrait du travail. [1]

C’est aussi dans la nouvelle Noces à Tipasa du recueil Noces la joie du partage avec ses amis et les jeux de la plage.   Ce sont ses premiers amours et la merveilleuse aventure qu’il vit avec la troupe d’acteurs du théâtre de L’Équipe devenu ensuite le théâtre du Travail.

« À Alger, écrit-il , pour qui est jeune et vivant, tout est refuge et prétexte à triomphes : la baie, le soleil, les jeux en rouge et blanc des terrasses vers la mer, les fleurs et les stades, les filles aux jambes fraîches… Ce sont là des joies saines. […] Et, à mesure qu’on avance dans le mois d’août et que le soleil grandit, le blanc des maisons se fait plus aveuglant et les peaux prennent une chaleur plus sombre. Comment alors ne pas s’identifier à ce dialogue de la pierre et de la chair à la mesure du soleil et des saisons ? […] Quand je suis quelque temps loin de ce pays, j’imagine ses crépuscules comme des promesses de bonheur. Sur les collines qui dominent la ville, il y a des chemins parmi les lentisques et les oliviers. »
Tous ces souvenirs, il les emportera précieusement en métropole comme un trésor et les notera dans son Journal publié plus tard en trois volumes sous le  nom de Carnets.

Camus retracera aussi une partie de sa vie à Alger dans son premier roman posthume La mort heureuse quand il vivait, libre et insouciant, dans une maison sur les hauts d’Alger, "La maison devant le monde", avec des amies. Son héros Patrice Mersault partira finalement s’installer dans le massif du Chenoua, à quelques kilomètres des ruines de Tipasa, dans une maison face à la mer où il pouvait admirer son cher Tipasa.

2- De Tipasa à Tipasa
Tipasa c’est dans les environs d’AlgerCamus allait parfois camper avec les amis de sa troupe de théâtre. Sur cette colline dominant la mer, Camus est ébloui par les ruines romaines qui étincellent sous le soleil, par les plantes qui toujours sous l'effet du soleil dardant exhalent  des odeurs entêtantes.

C’est en pensant à Tipasa qu’il écrira : « Qu'est-ce que le bonheur, sinon l'accord vrai entre un homme et l'existence qu'il mène. » C’est encore le temps de l’insouciance, le temps où il rencontre le théâtre, une passion qui va irriguer sa vie. Tipasa, ce sont des moments de plénitude qu’il traduira ainsi : « Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. »

On y trouve ce rapport au monde et à la nature, qui est parfois un panthéisme comme dans Noces à Tipasa et parfois une incompréhension à un monde indifférent aux difficultés des hommes. Cette ambivalence est là dès ses premiers textes, dans Entre oui et non de L’Envers et L’EndroitL’Envers représente le silence du monde et la difficulté d’agir sur lui, et L’Endroit cette beauté qui permet quand même de l’accepter.

En 1953, Camus ne se rend pas à Tipasa en plein été mais « sous la lumière glorieuse de décembre » par un temps pluvieux et « des fumées montaient dans l’air limpide. » Le récit est aussi empreint de ce lyrisme nostalgique qui était déjà la marque de Noces à Tipasa :

« Dans cette lumière et ce silence, des années de fureur et de nuit fondaient lentement… Je reconnaissais un à un les bruits imperceptibles dont était fait le silence : la basse continue des oiseaux, les soupirs légers et brefs de la mer au pied des rochers, la vibration des arbres, le chant aveugle des colonnes, les froissements des absinthes, les lézards furtifs… Il me semblait que j'étais enfin revenu au port, pour un instant au moins, et que cet instant désormais n'en finirait plus. » ("Retour à Tipasa", texte de L'É, 1954)

3- Du Panelier à Paris
13 août 1942 : Le couple Camus quittent Oran pour un séjour dans la « maison-forte » du Panelier, un hameau situé à quatre kilomètres du Chambon-sur-Lignon dans la Haute-Loire. Ils y sont accueillis par la belle-mère de la tante de Francine, Sarah Oettly, qui tient une pension de famille et où Albert Camus, dans ces montagnes, pourra se reposer et soigner la tuberculose qui le fera souffrir toute sa vie.

Confiné au Panelier, Camus commence la rédaction de La Peste. il écrit beaucoup, surtout à ses amis d'Algérie, à André Malraux, à Jean Grenier et au poète Francis Ponge

Le 2 octobre, Francine Camus regagne l'Algérie mais le débarquement du 8 novembre empêchera son mari de la rejoindre et il ne la reverra qu'en octobre 1944. Il "descend" parfois à Saint-Etienne pour un traitement contre sa tuberculose. A la fin du mois, il reçoit une excellente nouvelle : l'édition du Mythe de Sisyphe chez Gallimard.

Mais le 7 novembre, il a 29 ans et son moral est au plus bas car il écrit dans ses Carnets« Ce n'est pas moi qui renonce aux êtres et aux choses, ce sont les choses et les êtres qui renoncent à moi. Ma jeunesse me fuit; c'est cela être malade. » Il termine la première version de La Peste, parle aussi de sa vie solitaire et de son désir de partir travailler à Paris.

11 mars 43 : Lettre à Francis Ponge où il écrit : « Pour tout dire, l'exil me pèse. » Ils s'écrivent beaucoup et se rencontreront même chez Ponge à Coligny dans l'Ain.
fin juin, la première lettre à un ami allemand est publiée dans la Revue Libre puis un mois plus tard, il termine l'écriture de sa pièce Le Malentendu.

En novembre, il part à Paris, embauché chez Gallimard comme secrétaire-lecteur, même s'il trouve que « la ville prend sa gueule de prisonnière résignée. »
Puis ce sera les articles dans Combat clandestin et son entrée dans la Résistance.
Une nouvelle page est tournée.


Faux-papier au nom d'Albert Mathé

4- Je me révolte donc nous sommes (L'Homme révolté)
Jean-Paul Sartre a salué en lui dans cette belle formule  « l'admirable conjonction d'une personne, d'une action et d'une œuvre  ».
Camus développe alors ce qu'il nomme dans L'Homme révolté sa "pensée de midi", par référence aux Grecs qu'il aimait tant, un équilibre dans une tension (de la volonté) entre pulsion et raison, un espoir dans une époque où comme il l'écrit, « la démesure est un confort, toujours, et une carrière, souvent. »

La passion de Camus pour la Grèce, ce n'est pas seulement la lumière méditerranéenne, c'est qu'ils ont combattu pour la beauté d'Hélène, leurs dieux ont des faiblesses et possèdent une certaine humanité comme Prométhée le révolté. Ainsi, les deux textes de L'É, Prométhée en Enfer et L'Exil d'Hélène annoncent son essai L'Homme révolté et son thème central, la nécessaire mesure remède au déchaînement des passions humaines.

Prométhée, c’est dans la mythologie la figure du révolté, celui qui ose se rebeller en dérobant aux dieux le Feu sacré de l’Olympe, symbole de la connaissance, pour l’offrir aux humains pour qu’ils puissent s’instruire.
Pour Camus, il est surtout celui qui représente la pondération face à la violence inspirée des passions, ce que les Grecs nommaient l’hybris, la démesure qui peut encourir les foudres de la déesse Némésis.  
Son Prométhée est voué à l’Enfer car dans ce monde  de démesure, il n’a aucune illusion quant à son supplice « Ô justice, ô ma mère, s'écrie Prométhée, tu vois ce qu'on me fait souffrir. Et Hermès [2] raille le héros : Je suis étonné qu'étant devin, tu n'aies pas prévu le supplice que tu subis. - Je le savais, répond le révolté .

Le constat qu’il dresse est sans appel : Dans nos sociétés contemporaines, la liberté est « un luxe qui peut attendre » et l’art n’est « qu’un signe de servitude. » C’est en ce sens que Prométhée est en enfer.
Le voyage que Camus devait faire en Grèce en 1939 n’aura pas lieu, privé de la lumière hellénique par la guerre. Comme Prométhée, « dans cette Europe humide et noire », il se sent en enfer sur cette terre de massacres et de désolation.
Mais, malgré tout, « au cœur le plus sombre de l'histoire », les hommes de Prométhée, agiront toujours pour défendre la liberté car conclut Camus, « le héros enchaîné maintient dans la foudre et le tonnerre divins sa foi tranquille en l'homme. »

Dans Les amandiers, une autre nouvelle de L’Été, Camus repense à Alger où écrit-il « je savais qu’en une nuit, une seule nuit pure et froide de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. » C’est, ajoute-t-il, « la force de caractère… qui, dans l’hiver du monde, préparera le fruit. »

       
En Grèce en 1955                     Au Mont-Roch à Chamonix en 1956

Si Prométhée est en Enfer, la belle Hélène est en exil. C'est le même symbole que développe Camus dans cette nouvelle qu'il écrit en juin 1948, en vacances au domaine de Palerme près de L’Îsle-sur-la-Sorgue (et près de chez l’ami René Char). Dans ce décor provençal qui a pour lui des relents d'Algérie, il évoque la Grèce dans ce court texte qu’il intitule L’Exil d’Hélène.

La Grèce symbolise cette « pensée de midi  », figure d’équilibre et de beauté. Elle représente bien cette idée de « limite, » n’excluant écrit-il « ni le sacré, ni la raison parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison, alors que l’Europe lancée dans la conquête de la totalité, est fille de la démesure. » Idée qu'on retrouve déjà dans Prométhée en Enfer deux ans auparavant et développée dans son essai L'homme révolté, qui entraînera une formidable polémique, la brouille avec Sartre, et dont il se remettra difficilement. On peut s'en convainvre en lisant ses notes de l'époque dans ses Carnets.
En ce sens, ce texte éannonce le thème essentiel de L’Homme révolté, comme l’illustre cet extrait : « Le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition. Malgré le prix que coûterait aux artistes leurs mains vides, on peut espérer leur victoire. (Œuvres complètes, tome III, pages 600-601)

           
                    Prométhée, création de l’homme, bas relief, IIIè siècle

La Grèce a vertu de référence et la belle Hélène, égérie d’un pays qui porte son nom, se sentirait étrangère, en exil dans cette Europe qu’elle ne reconnaîtrait plus. Dans cette recherche d’un certain idéal, Camus aspirait y rencontrer « l’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs»

Notes et références
[1] Voir la nouvelle "Entre oui et non" de L'Envers et l'Endroit
Albert Camus au jour le jour, l'année 1942 et 1943 --
[2] Hermès était le messager des dieux mais c’est surtout ici celui qui conduit les morts vers les Enfers.

Document utilisé pour la rédaction de l’article L’été à Alger, texte –- Albert Camus à Alger -- Camus et l'Algérie --
Document utilisé pour la rédaction de l’article Camus au Panelier (43) -- Camus à Paris -- Camus en Bretagne -- Camus à Briançon --
Document utilisé pour la rédaction de l’article Son recueil L'été -- Camus et la Grèce -- Prométhée aux enfers --

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7 mai 2020

Albert Camus Carnets III

Référence : Albert Camus Carnets III, Mars 1951-décembre 1959, éditions Gallimard, collection Blanche, 280 pages, 1989
           
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« J'ai mis dix ans à conquérir ce qui me paraît sans prix : un cœur sans amertume. »
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La tenue de ces Carnets fut pour Albert Camus une façon de consigner ses réflexions, des extraits de lecture, des ébauches de romans, des anecdotes. Il les tiendra quasiment toute sa vie, de l'âge de vingt-deux ans jusqu'à sa mort et avait prévu leur publication en mettant au propre les notes prises au fil des jours, parfois en style télégraphique.
Mais ils ne parurent qu’après sa mort, repris par sa femme Francine Camus et Roger Quilliot, auteur d’un remarquable essai sur Camus intitulé La mer et les prisons, les deux premiers en 1962 et 1964, supervisés par les amis Jean Grenier et René Char

Le tome I paru en 1962 couvre la période  mai 1935-février 1942 et contient des notations sur Noces, La Mort heureuse, L'Étranger, Le Mythe de Sisyphe ou Caligula. Le tome II qui va de janvier 1942 à mars 1951, rassemble des textes allant de la période de "L’Étranger" à "L'Homme Révolté" en passant par "La Peste".

Si Camus considérait plutôt les deux premiers comme des instruments de travail, le dernier est constitué aussi de notations plus intimes, apparaissant quelque peu décousu, fait d’éléments épars, parfois de quelques lignes ou d'une seule phrase. On voit mieux l’homme et son environnement avec sa famille, ses amis, des allusions aux courriers qu’ils échangent, ses engagements toujours nombreux, l'avancement de ses livres et ce temps qui lui file entre les doigts.

Il est ainsi possible de suivre l’évolution de son état d'esprit, parfois plus serein, parfois plombé par les difficultés, comme cette réflexion désabusée : « Trois ans pour faire un livre, cinq lignes pour le ridiculiser et des citations fausses, » et qui, comme souvent, doute de son talent, de sa vocation car écrit-il « les doutes, c’est ce que nous avons de plus intime. »

              
                                   Avec Mett Ivers et les Gallimard à Lausanne 31/10/1959

Il balance souvent entre optimisme et pessimisme, alternant réflexions lucides du genre « j'ai toujours pensé que si l'homme qui espérait dans la condition humaine était un fou, celui qui désespérait des événements était un lâche » et sans illusions car « si l'homme échoue à concilier la justice et la liberté, alors il échoue à tout. » 

Dans la période couverte par le tome III, entre 1951 et 1959, Albert Camus écrit L’Été, La Chute, L’Exil et le royaume. On suit ses réactions suite aux polémiques déclenchées par la publication de L’Homme révolté, à la tragédie de la guerre d’Algérie, ses voyages en Italie,  en Grèce et à Stockholm pour la réception de son  prix Nobel… On y décèle son désir d’harmonie, malgré toutes les difficultés, « à travers les chemins les plus raides, les désordres, les luttes ».‎
.
Du 9 juin au 6 juillet 1958, il est en Grèce avec les Gallimard et quelques amis. Après la visite d'Athènes, de l'Acropole et de Rhodes, il se laisse porter d'île en île au gré des flots et des îles visitées, Kos. Psameros, Kalimnos, Patmos, Samos, Chios, Mytilène... et retour par Corinthe et Olympie. C'est pendant ce voyage que paraît Actuelles III qu'il titra finalement Chroniques algériennes, choix d'articles sur l'Algérie, des premiers au temps d'Alger-Républicain aux plus récents. En quelque sorte, son testament sur l'Algérie, après il n'aura rien à ajouter qui pût apporter une aide quelconque à une solution raisonnable.
Ce qu'on ne manqua pas de lui reprocher...

La une de Combat

L’année 1959 –sa dernière année- est d’abord consacrée à son adaptation des Possédés de Dostoïevski : articles et interviews se succèdent avec comme point d’orgue la Première le 30 janvier. En mars, il est à Alger au chevet de sa mère malade.

À partir de fin avril, il sera souvent à Lourmarin où il prend des notes pour une adaptation de Macbeth de Shakespeare et surtout s’attelle à l’écriture du Premier homme qu’il espère mener à bien en huit mois. Il se dit alors sous le signe de « la solitude et de la frugalité. » Son activité ne sera guère entrecoupée que par un voyage à Venise début juillet puis par la préparation des fêtes de fin d’année qu’il passera avec Francine et les jumeaux ainsi qu’avec la famille Gallimard remontant de la Côte d’azur avant de regagner Paris où il n’arriveront jamais.

Les notations contiennent parfois cette touche de lyrisme qu’on trouve dans ses récits et traduisent assez souvent son humeur, comme cette phrase écrite au fil de la plume : « Chaque matin quand je sors sur cette terrasse, encore un peu ivre de sommeil, le chant des oiseaux me surprend, vient me chercher au fond du sommeil, et vient toucher une place précise pour y libérer d’un coup une sorte de joie mystérieuse. Depuis deux jours il fait beau et la belle lumière de décembre dessine devant moi les cyprès et les pins retroussés. »
.
       
.
On pourrait choisir d’autres exemples, simples notations comme « j'aime les petits lézards aussi secs que les pierres où ils courent. Ils sont comme moi, d'os et de peau » en juin 1959 ou plus mélancoliques comme « certains soirs dont la douceur se prolonge. Cela aide à mourir de savoir que de tels soirs reviendront sur la terre après nous. »
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Le Vaucluse et Lourmarin l’inspirent aussi beaucoup, il s’y sent bien, loin de Paris et du "microcosme", quand il écrit « Vaucluse. La lumière du soir devient fine et dorée comme une liqueur et vient dissoudre lentement ces cristaux douloureux dont parfois le cœur est blessé » ou quand il arrive chez lui, même s’il a plu et qu’il est fatigué, « 28 avril 59. Arrivée Lourmarin. Ciel gris. Dans le jardin merveilleuses roses alourdies d'eau, savoureuses comme des fruits. Les romarins sont en fleurs. Promenade et dans le soir le violet des iris fonce encore. Rompu. » 

Parfois aussi, se laissant aller à une certaine amertume comme cette confidence de mai 1959 : « le théâtre au moins m'aide. La parodie vaut mieux que le mensonge : elle est plus près de la vérité qu'elle joue. »
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« Rien n'est plus méprisable que le respect fondé sur la crainte.  » (Carnets II)
« Vieillir, c'est passe de la passion à la compassion.  » (Carnets II)
« La démocratie, ce n'est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité.  » (Carnets III)

Année 1959 : les 3 séjours à Lourmarin
- séjour 1 : du 28/04 au 28/05
- séjour 2 : du 9/08 au 2/09
- séjour 3 : du 14/11 au 3/01/1960

Voir aussi
*
Camus au jour le jour en 1958 et en 1959 -
* Présentation des Carnets -- Le cahier VIII des Carnets III -
* Le voyage en Grèce dans les Carnets -

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30 avril 2020

Albert Camus, Synthèse II

    Catherine Camus, dans la maison de Lourmarin. (Sipa) Sa fille Catherine

" Qu'est-ce que le bonheur sinon l'accord vrai entre un homme et l'existence qu'il mène ? " - Albert Camus

Titre des ouvrages              Titre des ouvrages                   Titre des ouvrages
             Ascendant Descendant                                                     AscendantDescendant
                                          AscendantDescendant

Camus Carnets III -         Sur les pas de Camus - 
Camus La Peste -             Camus & la Grèce - -       Camus, 60 ans déjà ! -      
Camus Des Pays de liberté Camus La Chute -
En quête de "L'Etranger" -   Daoud-Meursault -       Camus-Abd al Malik -
Camus, L'état de siège -     Camus au Panelier -      Albert Camus à Alger -
L'exil et le Royaume -        Camus L'été -            Camus et le théâtre -
La permanence camusienne -  Camus-Casarès -          L'Etat de siège, Rondelez -
Corresp. Camus-Guilloux -   

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29 avril 2020

Albert Camus et la Grèce

     
Camus lors du voyage en Grèce de 1955

« Ces vingt jours de courses à travers la Grèce, je les contemple d’Athènes maintenant, avant mon départ, et ils m’apparaissent comme une seule et longue source de lumière que je pourrai garder au cœur de ma vie. » (Albert Camus, Carnets III).

Il rêvait de la Grèce comme d’une espèce de paradis perdu, il rêvait d’un voyage comme d’une communion. Déjà en 1936, il notait dans ses Carnets : « Voir la Grèce. Rêve qui faillit ne jamais s'accomplir. » Mais il rencontra longtemps des contretemps dus à la maladie et à la guerre… jusqu’aux deux voyages qu’il put enfin réaliser en 1955 et en 1958.
Ce rêve, on le voit se former dans la préparation du voyage avorté de septembre 1939, prenant beaucoup de notes sur les mythes et les légendes des grecs, déplorant dans Prométhée aux enfers en 1946 l’abandon de ce « projet somptueux de traverser une mer à la rencontre de la lumière. » Il l’évoque aussi dans Retour à Tipasa en 1952, constatant que « la guerre était venue jusqu'à nous, puis avait recouvert la Grèce elle-même. »   

Comme à son habitude, Camus nota dans ses Carnets les événements et ce que  lui inspirait son voyage, ce que lui évoquaient les lieux visités, les émotions qu’ils suscitaient.
Ses notes révèlent la profonde interrelation avec son œuvre antérieure et l’évolution de son état d’esprit.   

      
« Nous vivons ainsi le temps des grandes villes. Délibérément, le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs. » (L'Exil d'Hélène, 1940)

Le premier voyage au printemps 1955

Camus profite d’une invitation à un colloque de l’Union culturelle gréco-française sur "L’avenir de la civilisation européenne" pour se rendre à Athènes, visiter l’Acropole, « la lumière de 11 heures tombe à plein, […] entre dans le corps avec une rapidité douloureuse… le nettoie en même temps. [...] Les yeux s’ouvrent peu à peu et l’extravagante… beauté du lieu est accueillie dans un être purifié, passé au crésyl de la lumière. » C’est comme un bain de jouvence qui le lave des salissures de l’Europe occidentale. Son moral s’améliore rapidement et il peut écrire le 11 mai à son ami René Char : « Je vais revenir debout, enfin. »

Puis il part visiter les îles où il retrouve la lumière solaire d’Algérie, écrivant, toujours à René Char depuis l’île de Lesbos : « Je vis ici en bon sauvage, naviguant d’île en île, dans la même lumière qui continue depuis des jours, et dont je ne me rassasie pas. »

On peut le suivre presque à la trace à travers les nombreuses notations qu’il consigne dans ses Carnets.
À Mycènes, il est fasciné par la forteresse « couverte de coquelicots, » à Délos il écrit que « toute la Grèce que j’ai parcourue est en ce moment couverte de coquelicots et de milliers de fleurs. »

    Avec Michel Gallimard, sur son bateau

Au cap Sounion, c’est la quiétude : « Assis au pied du temple pour s’abriter du vent, la lumière aussitôt se fait plus pure dans une sorte de jaillissement immobile. Au loin des îles dérivent. Pas un oiseau. La mer mousse légèrement jusqu’à l’horizon. Instant parfait. »

C’est toujours cette lumière pure qui le subjugue en Argolide : L’Argolide : « Au bout d’une heure de route, je suis littéralement ivre de lumière, la tête pleine d’éclats et de cris silencieux, avec dans l’antre du cœur une joie énorme, un rire interminable, celui de la connaissance, après quoi tout peut survenir et tout est accepté. »
Le plaisir des sens, c’est aussi Mikonos et l'odeur entêtante du chèvrefeuille, Lindos et « l’odeur  d’écume, de chaleur, d’ânes et d’herbes, de fumée… »
Comme à Tipasa, Camus respire les exhalaisons des plantes écrasées de soleil, comme si pendant ce temps, la tuberculose s'éloignait de lui, au Pirée, il est heureux de "sentir" l'eau et à Salonique, c'est « la belle odeur de sel et de nuit » et les baignades lui rappellent les plages d'Alger...

                                
Albert Camus avec sa fille Catherine Grèce, 1958    Albert Camus & Michel Gallimard, Grèce, 1958

Le second voyage à l'été 1958

Ce second voyage en juin 1958 durera une vingtaine de jours. Là encore, Camus renoue avec ses souvenirs de jeunesse et les plages d'Alger comme il l'écrit dans cette lettre à son ami Jean Grenier : « Je quitte le bateau le matin tôt, seul, et vais me baigner sur la plage de Rhodes à vingt minutes de là. L’eau est claire, douce. Le soleil, au début de sa course, chauffe sans brûler. Instants délicieux qui me ramènent ces matins de la Madrague, il y a vingt ans, où je sortais ensommeillé de la tente, à quelques mètres de la mer pour plonger dans l’eau somnolente du matin. »

Si ce voyage effectué en pleine été, souvent sous une chaleur suffocante, est plus fatigant que le précédent, ainsi revenu à Athènes, il note simplement « Chaleur. Poussière » et ne lui permet pas de retrouver la magie du printemps et de ses effluves, il va revenir en France le cœur plus léger, ragaillardi par cette rupture avec Paris et ses détracteurs.

            
Andrée Fosty, Camus & la Grèce

Camus se sent attiré par le sens de la perfection des Grecs, « Tout ce que la Grèce tente en fait de paysages, elle le réussit et le mène à la perfection. » (Carnets, Delphes, 10 mai 1955). Cette perfection est l'expression de l'équilibre entre la nature et l'action de l'homme et prend ses racines dans ce paradoxe qui l'étonne : « Ce monde des îles si étroit et si vaste me paraît être le cœur du monde. »
Ces paysages sont pour lui le contraire du Brésil qu'il juge immense et étouffant. Toutes ces îles recomposent un monde spécifique qui tend à la perfection née d'une subtile conjonction entre terre, mer, ciel et hommes, ce qui lui fait dire à Délos : « Je peux regarder sous la droite et pure lumière du monde le cercle parfait qui limite mon royaume. »

Pour lui, comme il le note dans le tome III de ses Carnets, la Grèce représente « comme une île énorme couverte de fleurs rouges et de dieux mutilés dérivant inlassablement sur une mer de lumière et sous un ciel transparent. Retenir cette lumière, revenir, ne plus céder à la nuit des jours. »
Il a en quelque sorte reconnu son royaume et son exil finira très bientôt dans sa thébaïde de Lourmarin qui possède comme un air d'Algérie.

Voir aussi
*
Pour des détails sur le voyage de 1958, du 9 juin au 6 juillet, voir Camus au jour le jour 1958 et le cahier VIII des Carnets
* Le voyage en Grèce dans les Carnets --

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14 avril 2020

Albert Camus La chute

            

« Je vais vous dire un grand secret ... . N'attendez pas le Jugement dernier. Il a lieu tous les jours. »

La Chute [1] est un long monologue, la confession d’un homme à un autre avocat, touriste rencontré dans un bar d’Amsterdam, [2] qui se poursuit à travers les canaux de la ville qu'il a sans doute choisis parce qu'ils sont l'illustration des cercles concentriques de l’Enfer de Dante puis vers l'ancien quartier juif de la ville qui a connu les pires exactions pendant la guerre et sur les eaux de Zuyderzee à l'horizon indéfini.
Jean-Baptiste Clamence
, au nom prédestiné, [3] ancien avocat parisien, va voir son destin bouleversé par un fameux évènement qui a tout remis en question.

     La maison de Lourmarin

Avant cet évènement, Clamence était un égoïste, un individualiste soucieux de son image. Mais un soir en rentrant chez lui, il traverse le pont des arts et perçoit derrière lui le bruit d'un corps qui se jette à l'eau. Sans se retourner, il poursuit son chemin comme si de rien n'était. Mais il ne cesse d'y repenser, sa conscience le travaille et la culpabilité l'envahit, devient obsession. Il voit alors sa vie de façon différente, la juge vaine et frivole. Il change profondément face à cet événement qui le hante.

                                      
Le Caravage St Jean-Baptiste dans le désert         La Chute, premières leçons   

La genèse de ce texte trouve son fondement dans la polémique qui, à partir de 1952, opposa Albert Camus à la revue Les Temps modernes et aux existentialistes. Certaines notations contenues dans ses Canets où il notait surtout des réflexions et des idées sur ses travaux en cours, en attestent comme « Temps modernes. Ils admettent le péché et refusent la grâce », « Leur seule excuse est dans la terrible époque. Quelque chose en eux, pour finir, aspire à la servitude », lit-on dans ses Carnets. [4] Ou encore en décembre 1954 : « Existentialisme. Quand ils s’accusent on peut être sûr que c’est presque toujours pour accabler les autres. Des juges pénitents ».

Voilà une bonne définition des "juges-pénitents", qui font en fait semblant de faire leur mea culpa pour mieux piéger les autres.

        
Jan van Eyck Les juges intègres                                          Panneau central du haut

On pense aussi à la grave dépression qui a conduit son épouse Francine au bord du suicide, à un moment où il traverse lui-même une passe fort difficile -que l'on peut suivre aussi dans ses Carnets- qui ne se résorbera qu'après son retour de Stochholm pour la remise du Nobel, lors de son voayge en Grèce. Le personnage de Clamence tient ainsi autant de ses ennemis que de Camus lui-même.

On va apprendre aussi que le bruit de cette "chute" qui résonne dans sa tête a été précédée par le refus de l'avocat de secourir une victime qu'il aurait dû défendre et cette ration d'eau qu'il avait volé à un compagnon de captivité. Mais son repentir est-il vraiment sincère : s'il se confesse, c'est aussi pour mieux accuser l'humanité et pour Camus, de dénoncer ceux qui désespèrent des valeurs de liberté et de dignité, faisant le jeu des systèmes totalitaires.

             
Le Caravage La décollation de St Jean Baptiste                              (détail)

Jean-Baptiste Clamence finit par recevoir son compagnon dans sa chambre où il a  caché dans un placard Les Juges intègres,  et panneau dérobé du tableau de Van Eyck, L’Agneau mystique. Ainsi sans doute un jour va-t-il être arrêté et pouvoir expier sa faute, et d'autres fautes peut-êtrre encore moins avouable que celle dont il s'est accusé. Et peut-être que le "juge-pénitent" sera alors confronté aux "juges intègres" du tableau de Van Eyck.

Sa fille Catherine et son petit-fils Antoine

Notes et références
[1] Quelques repères :

* Octobre 54 : Amsterdam. Prises de notes durant ce voyage pour la future rédaction de La Chute. Balade dans La Haye, visite du musée Mauritshuis.
Amsterdam et promenade en bateau sur les canaux avec ses amis les Gallimard.
* 11 juillet 55 : en vacances à Montroc-le-Planet (74).  Camus termine la rédaction de La Chute.

* 16 mai 56 : Publication chez Gallimard de La Chute. Premier tirage : 16 500 exemplaires.
[2] Le court voyage qu’il a effectué deux mois plus tôt en Hollande a servi de cadre au récit
[3] Référence à Saint-Jean Baptiste prêchant sa doctrine seul dans le désert, "clamans" en latin signifiant criant, allusion à Jean-Baptiste criant dans le désert.
[4] Les 3 tomes de ses Carnets ont été publiés à titre posthume : tome I en 1962, tome II en 1964 et tome III en 1989

Le choc de la chute (extrait du livre)

« Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation.

J'avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j'entendis le bruit, qui malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d'un corps qui d'abat sur l'eau. Je m'arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j'entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s'éteignit brusquement. »

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12 avril 2020

Albert Camus L’état de siège

«  De plus loin que je me souvienne, il a toujours suffi qu'un homme surmonte sa peur et se révolte pour que leur machine commence à grincer... » Albert Camus

       
Albert Camus au théâtre Antoine en 1959

L'État de siège, comme Caligula sa pièce précédente, est d’abord une réflexion sur le pouvoir absolu, ici plus particulièrement sur la dictature.  Comme Camus l’a située à Cadix en Espagne, c’est bien sûr la dictature franquiste qui est visée, continuité de la part de celui  qui soutiendra jusqu’à sa mort les républicains espagnols. [1] En ce sens, il avait au moins ce point en commun avec André Malraux. [2]

Et n’en déplaise à Gabriel Marcel qui critiqua ce choix et aurait préféré que fût visée la dictature stalinienne. En cette matière, Albert Camus n’avait nulle leçon à recevoir, pas plus de Gabriel Marcel que d’un autre.
Camus n'a-t-il pas confié à propos de cette pièce qu'elle était  « l’un des écrits qui me ressemble le plus ».

Ceci dit, on a beaucoup reproché à Camus une trop grande ambition pour cette pièce conçue au départ pour 26 acteurs et une durée de quelque 3 heures. Il avait d’ailleurs dit lui-même : « Mon but avoué était d'arracher le théâtre aux spéculations psychologiques et de faire retentir sur nos scènes murmurantes les grands cris qui courbent ou libèrent aujourd'hui des foules d'hommes. »

     
                                                          Cadix, ville où se situe la pièce

Cette ambition se retrouve dans l’objectif de Camus de faire de sa pièce un "spectacle" au sens médiéval du terme, référence aux "autos sacramentales" espagnoles. [3] Dans une interview, le premier metteur en scène de la pièce Jean-Louis Barrault a précisé  qu’il s’agissait « d'un spectacle dont l'ambition est de mêler toutes les formes d'expression dramatique depuis le monologue lyrique jusqu'au théâtre collectif, en passant par le jeu muet, le simple dialogue, la farce et le chœur. » D’où la profusion et la longueur du spectacle.

  Scène de l'état de siège

En 2016, la metteuse en scène Charlotte Rondelez en a donné une version plus courte et plus nerveuse, qui avait justement été saluée par la critique. Elle avait condensé la pièce, focalisée sur son fil conducteur, expurgeant les thèmes qui depuis ont perdu de leur intérêt comme la dénonciation du franquisme.
J’en avais donné à l’époque un compte-rendu que vous pourrez au besoin consulter en cliquant sur Rondelez L’état de siège . 

       
L'état de siège, mise en scène de Charlotte Rondelez et son portrait

La pièce repose sur la dimension socio-politique de La Peste,  l’instauration et le fonctionnement d’une dictature d’un régime totalitaire à travers l’instrumentalisation de la peur. Elle tourne autour de Quatre personnages dont chacun renvoie à un symbole : le symbole du pouvoir (la Peste), de l’absurde (la Secrétaire), de l’amour (Victoria) et de la révolte (Diego)

       

Une ville somme toute banale est soudain confrontée à une épidémie qui oblige à établir l’état de siège, symbole d’ordre et de contrôle. La terreur peut alors être instaurée jusqu’à ce que Diego prenne l’initiative de la révolte.

Ici, nul docteur Rieux comme dans La Peste, mais une autre figure de proue de la révolte, Diego, qui va en prendre la tête, une révolte contre le dictateur qu’on appelle "La Peste". Sur lui, aucun mécanisme de soumission à la peur ne fonctionne. Diego représente celui qui incarne la résistance, la révolte et la liberté contre tout ce qui est renoncement et passivité, autant de façons de baisser les bras,  favorisé par les techniques de manipulation que pratique le dictateur « Le désespoir est un bâillon. et c'est le tonnerre de l'espoir, la fulguration du bonheur qui déchirent le silence de cette ville assiégée. »

Contre le cynisme de La peste qui part du principe que « Si le crime devient la loi, il cesse d'être crime » (p 119), Camus a placé en contrepoint Diego et Victoria dont le credo est « Ni peur ni haine, c’est là notre victoire !  » (p 164)

        
L'état de siège, mise en scène d'Emmanuel Demarcy-Mota

Notes et références
[1] Voir à ce sujet mon article intitulé Camus et l’Espagne  --
[2] Voir à ce sujet mon article intitulé Camus et Malraux autour de l’Espagne  --
[3] Pièce de théâtre espagnole basée sur une allégorie religieuse comme par exemple Le Grand Théâtre du monde de Calderón, auteur que Camus appréciait beaucoup. Il avait d'ailleurs mis en scène en 1953 au festival d'Angers La Dévotion à la croix, autre pièce de Calderón.

Voir aussi
*Mon article sur La Mer et les prisons de Roger Quillot, 1ère partie, chapitre 7 : Du bon usage de la peste, Guerre et peste et L'État de siège : de l'apocalypse au martyre

Repères bibliographiques
Michel Autrand, « L’État de siège, ou le rêve de la ville au théâtre », dans Albert Camus et le théâtre, éd. Jacqueline Lévi-Valensi, Paris, IMEC, 1992, p. 57-70.

Madalina Grigore-Muresan, « Pouvoir politique et violence dans l’œuvre d’Albert Camus. La figure du tyran dans Caligula et L’État de siège », La Revue des lettres modernes, Série Albert Camus, éd. Philippe Vanney, no 22, 2009, p. 199-216.

Pierre-Louis REY, « Préface », p. 7-24 et « Dossier », p. 189-221, dans Albert Camus, L’État de siège, Paris, Gallimard, 1998

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