Pour  ce soixantenaire de la disparition d’Albert Camus, le journaliste et  producteur de cinéma Georges-Marc Benamou a réalisé un très intéressant film documentaire sur sa biographie et son œuvre intitulé Les vies d'Albert Camus, diffusé le 22 janvier 2020. Le producteur y voit un homme qui se voulait cohérent et multiple : « En lui, tout se mêle de façon si inextricable : le bonheur et la tragédie ; la misère et la gloire ; les tribunes enfiévrées autant que le silence désespéré sur l’Algérie, les dernières années. Une course vers le bonheur, vers le tragique aussi. »

 Pour Camus, né, comme il aimait à dire, « à mi-distance de la misère et du soleil », la « pensée de midi » qui fut son credo tendait à réaliser un équilibre entre la beauté du monde et la défense des humiliés. Il fut d’abord un artiste au sens plein du terme, pensant qu’on défend mieux ses idées avec des images et des émotions, créant des formes romanesques inédites, des récits souvent assez courts dans ses nouvelles, plus longs avec La Chute ou l’Étranger.

Camus, né, comme il le disait, "à mi-distance de la misère et du soleil", fut attaqué notamment par Jean-Paul Sartre et le milieu littéraire suite à ses prises de position contre les pratiques du bloc soviétique dans L'Homme révolté (1951). Il est aujourd'hui devenu une icône, L'Etranger (1942) étant l'un des plus grands succès de librairie au monde. 

      

« Un homme se juge aux fidélités qu’il suscite » écrivait Albert Camus en 1949. [1] Des amis, des vrais, il en eu Albert Camus, des amis de toujours, parfois d’Algérie comme Jean de Maisonseul (p 23) ou Jean Grenier, des amis écrivains comme Louis Guilloux [2] le breton ou René Char [3] qui lui fit connaître le Luberon et Lourmarin.


Camus journaliste à Combat en 1944

Mais de son vivant, il fut souvent rejeté, stigmatisé, même si « les morts sont tous des braves types » chantait Georges Brassens, même si depuis sa mort, il fut porté au pinacle.
On ne lui pardonna jamais d’avoir eu raison, d’avoir eu le courage de prendre du recul pendant la guerre d’Algérie, malgré son implication, malgré sa sensibilité exacerbée par la violence gratuite et par le profond sentiment de son impuissance, surtout après sa dernière tentative et sa proposition de « trêve civile ». [9]

On ne lui pardonna jamais non plus son essai sur L’homme révolté où il rejetait tout totalitarisme d’où qu’il vienne et stigmatisait ceux qui font le tri dans les totalitarismes au nom d’une idéologie.

   Camus et les jumeaux

Par contre, depuis sa mort, il n’en finit pas d’être fêté, encensé, portant le poids d’une postérité telle qu’elle brouille ce qu’il était vraiment et la portée de son œuvre. Il aurait sans doute préféré cette « postérité du soleil », titre du livre qu’il écrivit avec son ami René Char. [3]

      Camus à Paris

Quelques jours après sa mort, Jean-Paul Sartre lui rendra un hommage appuyé même s’il est tout en nuances, lui reconnaissant un « humanisme têtu, étroit et pur, austère et sensuel » qui met en exergue « existence du fait moral » et la prééminence chez lui « des valeurs humaines ». [4]

Circonscrire ce qui fait la "substantifique moelle" de Camus, ce qui le distingue vraiment des écrivains de son époque, n’est possible que si l’on évite de séparer l’homme de son œuvre. Au-delà de sa complexité, il fut à la fois attentif à la beauté du monde, des plages d’Alger aux ruines de Tipasa (citation ?), tout comme aux injustices, aux vies étroites de l’Étranger et de ses frères ainsi qu’aux luttes trahies. C’est dans Retour à Tipasa, paru dans l’Été en 1952, que Camus écrit : « Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. »

On peut affirmer que si Albert Camus nous manque, c’est en raison d’une force de volonté sans faille de refuser le règne de la raison d’État, le massacre des innocents et le rejet des anonymes, du petit peuple dont il a fait partie dans sa jeunesse.  Car il a connu la pauvreté dans sa jeunesse à Alger après la mort de son père en 1914 jusque dans les années vingt. Il a pu comparer sa situation à ce qu’il a vu dans les beaux quartiers du centre ville après qu’il eut été admis au collège où il se rendait en tramway.

      
                                                         Albert Camus et Jean Grenier

Car il a connu aussi très tôt avec cette tuberculose qui l’a poursuivi toute sa vie et qui a provoqué ce rapport particulier qu’il eut avec la mort. Cette maladie aura de grandes répercussions sur sa vie, ne serait-ce que l’arrêt de ses études ou le fait qu’il se trouve bloqué en France dans la Haute-Loire pour se soigner, dans l’impossibilité de regagner l’Algérie (et de revoir Francine) pour cause de guerre mondiale.

          

Sa vie fut toujours surchargée et exténuante, écartelée entre sa vie de famille, sa vie personnelle, ses différentes activités, son travail de lecteur chez Gallimard [5], son travail d’écriture, ses adaptations théâtrales, ses participations à des meetings et des manifestations, les articles qu’il publie régulièrement et son activité de journaliste à Alger  Républicain à la fin des années 30, à Combat pendant et juste après la guerre et à l’Express en 1955-56 comme éditorialiste traitant essentiellement de la guerre d’Algérie.

Toujours préoccupé de l’ampleur de la tâche à effectuer, il disait à son ami Jean de Maisonseul lors d’une balade sur les quais de Seine, peu de temps avant sa mort : « Je n’ai écrit que le tiers de mon œuvre. Je la commence véritablement avec le livre que je suis en train d’écrire. » [6]

       
                                   
Albert Camus et André Malraux

Sur le plan de la pensée, ce qui fait son originalité est ce sentiment que la notion de concept dans tout ce qu’elle a de théorique et de rationnel devrait coexister avec le sensible, aussi bien dans sa relation à la nature que dans le lien profond existant entre le sensible et le réel. C’est cette dualité  qui le conduisit à l’idée de mesure, à la responsabilité de l’homme face à l’histoire, ce qu’il a appelé « la pensée de midi ». [7] Dans cet ordre d’idée, André Malraux dira que Camus était« celui par qui la France reste présente dans le cœur des hommes. »

  
Sa fille Catherine et son petit-fils à Lourmarin

C’est la complexité qui fait la richesse et celle de Camus l’était particulièrement, une personnalité contrastée à la fois en retrait (solitaire diront certains) et solaire, portée vers les autres, ne renonçant à rien, à la fois écrivain, dramaturge, metteur en scène, engagé sur le scène social aussi, résistant prêt à prendre des risques quand d’autres à cette époque ont choisi le silence ou le déshonneur. Il n’a jamais transigé face à ces trois vertus cardinales qu’étaient pour lui la liberté, la justice et la vérité. Il en a payé le prix, celui de la solitude adoucie par la famille et les amis, quand il fut attaqué de toutes parts, contrebalancée par l’attrait d’une nature qui l’apaisait et des patries affectives qui compensaient quelque peu son exil. 

Lire (ou relire) Camus, c’est retrouver sa foi en cette liberté qui lui était si chère, sa défense des humbles et des persécutés, action qui lui tenait particulièrement à cœur, son combat contre la violence d’État, et pas seulement des dictatures. C’est retrouver aussi, derrière un style unique, la justesse de la pensée et la lucidité d’une conscience qui se confronte sans ciller au réel.

                                        
Albert et son frère aîné Lucien vers 1920      Camus au festival d'Angers

Il opposait à la marche  inéluctable de l’histoire qui parfois écrase les hommes, la puissance de la liberté et sa juste révolte, incarnant une morale qui, selon la célèbre citation de Jean-Paul Sartre, représentait « peut-être ce qu’il y a de plus original dans les lettres françaises. (p22)

Avec son installation à Lourmarin dans le Luberon, c’est une certaine forme de liberté qu’il trouve enfin, le dépassement de cet exil qu’il traîne depuis qu’il a quitté l’Algérie peu après son départ du journal Alger-Républicain. Cet exil, qui dans les moments difficiles qu’il a connus, après la parution de L’homme révolté par exemple, est aussi un exil intérieur qu’il essaie de compenser par l’amitié, par le travail, par les conquêtes féminines sans doute aussi, par les voyages comme ceux dont il s’est servi pour écrire certaines de ses nouvelles. [8] 

À Lourmarin, découvert avec l’ami René Char à la fin de l’été 1958, son sentiment d’exil s’était estompé. Il pensa même y accueillir sa mère mais elle refusa, incapable de quitter Alger. Il pouvait y écrire plus sereinement, pour un temps oublier Paris et son dernier roman Le Premier homme avançait bien. Mais voilà, son destin l’attendait sur une route de l’Yonne dans la Facel Véga qui le ramenait à Paris. « C’est bien trop jeune » dit sa mère à l’annonce de sa mort.  

          
Bio d'Olivier Todd                                             Essai de Roger Grenier

Notes et références
[1]
Voir la rétrospective l’œuvre de Richard Maguet, peintre et résistant, dans Œuvres complètes tome III, p. 1089

[2] Voir mon article sur la correspondance entre Albert Camus et Louis Guilloux
[3] Voir mon article sur la correspondance entre Albert Camus et René Char -
[4] Jean-Paul Sartre, "Un homme en marche", France Observateur, 7 janvier 1960
[5] Il ne voulut jamais dépendre uniquement de son travail d’écrivain
[6] Cité par Herbert Lottman dans sa biographie d’Albert Camus, Le Seuil, 1978
[7] Voir mon article sur l’essai La pensée de midi, de jacques Chabot
[8] Voir son dernier recueil de nouvelles intitulé L’exil et le royaume, en particulier La pierre qui pousse qui se déroule au Brésil et d’autres La Femme adultère, Les Muets et L’Hôte qui se déroulent en Algérie.
[9] La citation exacte est la suivante :
« J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »

Voir aussi
* Albert Camus ou la parole manquante --
* L'engagemant d'Albert Camus -- La permanence camusienne --
* Dans la lumière de Camus : entretien avec sa fille --

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