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Frachet Albert Camus
22 mars 2020

Albert Camus à Alger

      

« Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure. » Noces

Alger à travers ses textes, c’est d’abord les deux nouvelles de Noces, dont la plus connue Noces à Tipasa et L’été à Alger, qui comptent parmi ses plus beaux souvenirs de jeunesse, c’est aussi les nombreuses notes qu’on trouve dans ses Carnets, et d’abord dans le tome I qui couvre la période allant de mai 1935 à septembre 1942.  [1]

        
                                                      « Un grand bonheur se balance dans l'espace »

Dans ces deux textes en particulier, Albert Camus veut nous faire partager les sentiments que lui inspirent les paysages contrastés qu’il contemple, l'exaltation de sa balade dans les ruines de Tipasa où écrit-il,  « Le monde est beau, et hors de lui, point de salut », une beauté qui le conduit à définir ainsi le bonheur : « Qu’est-ce que le bonheur sinon l’accord vrai entre un homme et l’existence qu’il mène ». Il s’efforce de "positiver" comme on dirait aujourd’hui, les périodes moins faciles à vivre car pour lui « une certaine continuité dans le désespoir peut engendrer la joie », ce qui llui inspire cette réflexion « l’espoir, au contraire de ce qu’on croit, équivaut à la résignation. Et vivre, c’est ne pas se résigner ».

       
                           « Que d'heures passées à écraser les absinthes »

« Qu'est-ce que le bonheur, sinon l'accord vrai entre un homme et l'existence qu'il mène. »

Dans ses Carnets, il évoque Alger, souvent avec nostalgie, prenant conscience de lui-même en regardant les jardins d’Alger, confronté à « l’ombre du monde ». [2]

Lors d’une de ses promenades sur une colline donnant sur la mer, dans « un soleil délicat, avec dans tous les buissons, des églantines blanches, il nous confie ses impressions d’un bonheur simple et tranquille d’une « journée traversée de nuages et de soleil, rêvant à « l’espoir du monde» [2]

        
Albert Camus à Tipasa

Cette sérénité retrouvée, il la vivait avec ses amis dans de grandes balades sur les hauts d’Alger où la limpidité des paysages enveloppait la perfection qu’il ressentait. Intuitivement, il lui semblait qu’il fallait retenir et emmagasiner ces instants furtifs si fragiles.  Ces moments privilégiés, engloutis dans le passé, il fallait absolument en retenir quelques atomes volés à l’oubli.

« Le soleil sur les quais, les acrobates arabes et le port bondissant de lumière. On dirait que ce pays se   prodigue et s’épanouit. Cet hiver unique et tout éclatant de froid et de soleil. […] Confiance et amitié, soleil et maisons blanches, nuances à peine entendues, oh, mes bonheurs intacts  qui dérivent déjà et ne me délivrent plus dans la mélancolie du soir qu’un sourire de jeune femme ou le regard intelligent d’une amitié qui se sait comprise. » Carnet I pages 23-25 mars 1936

       
Noces version audio                         Autre vue de Tipasa

 Sur les hauteurs d’Alger, il est fasciné par cette lumière extraordinaire qui descend du ciel, « en bas, la mer sans une ride et le sourire de ses dents bleues. Sous le soleil qui me chauffe un seul côté du visage, debout dans le vent, je regarde couler cette heure unique sans savoir prononcer un mot. » (mars 1936)

Sa découverte de Tipasa, ce site célébrant « un jour de noces avec le monde », se produit un jour où il décide avec des comédiens de sa troupe de théâtre, d’aller camper vers les ruines antiques qui dominent la mer. Il en revient bouleversé, se rêvant « le fils d’une race née du soleil et de la mer. »    

        
                         Camus à Tipasa avec ses amis Jaussand

Rapidement, Camus eut envie de consigner ce qu'Alger représentait pour lui. Dans L’Été à Alger,  la ville lui apparaît comme une ville ouverte, contrairement à Paris ou Prague, « refermées sur elles-mêmes. »
Son témoignage procède aussi de son écriture, comme un projet qui mûrissait pour devenir une œuvre, comme une chrysalide devient papillon. C'est cette nécessité, née à Tipasa, qui suscite chez lui cette réflexion :
« Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. Il y a aussi un temps pour créer, ce qui est moins naturel. Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon cœur. Vivre Tipasa, témoigner et l’œuvre viendra ensuite. Il y a là une liberté. » (Essais page 59)   

Cette quête nostalgique et parfois désespérée sublime l'intensité de ses sentiments, quête qu'il poursuivra jusqu'à décider d'écrire Le Premier homme

Sa jeunesse fut un véritable parcours initiatique qui va nourrir sa mémoire et son œuvre. Il passa de Belcourt, quartier pauvre où il habite, aux quartiers opulents du centre ville qu'il découvre en allant au lycée Bugeaud, fut fier de cette mère handicapée, de l'oncle Acault, boucher rue du Languedoc dans le centre ville qui l'accueillera chez lui après sa première crise de tuberculose. Il découvrit la philosophie avec son prof Jean Grenier qui l'entraînait dans de longues promenades dans les rues d'Alger [3], la poésie dans la librairie d'Edmond Charlot. [4]
Il forgea sa passion du théâtre à la Maison de la culture d'Alger [5], passion qui l'habita toute sa vie [6], y vivra le Front Populaire et à l'occasion y rencontrera André Malraux. [7]

     

puis il connaîtra un temps d'insouciance, installé sur les hauts d'Alger chez ses deux amies Marguerite Dobrenn et Jeanne Sicard dans la maison Fichu qu'il avait surnommée « la maison devant le monde ». De là-haut, il avait une vue magnifique sur Alger et sa baie, il disait « qu'elle n'était pas une maison où l'on s'amuse mais où on est heureux. » (Carnet I page 37) et il utilisera largement cette époque de sa vie pour écrire un roman, La mort heureuse, publié à titre posthume.

Ensuite, c'est l'aventure d'Alger Républicain où, avec son ami Pascal Pia, il défendit les valeurs de la Gauche, lutta contre le colonialisme, les inéglités et le sort fait aux populations musulmanes, écrivant en particulier une série d'articles "Misère  de la Kabylie" qui eut un grand retentissement. Mais Alger Républicain allait être vaincu par par un pouvoir colonial qui ne supportait plus la ligne éditoriale du journal et Camus poussé peu à peu vers Oran où il rejoignait régulièrement Francine puis vers la métropole où Pascal Pia le fit embaucher à Paris-Soir.

Alger allait alors s'embellir peu à peu dans son esprit, d'autant plus que l'éloignement se prolongeait. Il ne devait plus guère revoir "sa" ville et l'Algérie que lors de courts séjours ou pour rendre visite à sa mère. Il en garde des images éblouies, « L'odeur de miel des roses jaunes coule dans les petites rues. D'énormes cyprès noirs laissent gicler à leur sommet des éclats de glycine et d'aubépine... Un vent doux, le golfe immense et plat. Du désir fort et simple. » (Carnets I page 201)

        

En 1953, il est de retour à Tipasa [8] en plein hiver, à la recherche des sensations qui l'ont tant marqué, à la recherche d'un temps perdu. Il atteint le site antique par un temps exécrable, une pluie qui finirait par « mouiller la mer elle-même. » Pour y accéder, il doit maintenant passer sous les barbelés qui ceignent le site. Mais malgré tout, malgré Tipasa en hiver, sa joie est intacte

Il retrouve à Tipasa une source de bonheur inextinguible « comprenant que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m’avait jamais quitté. » C’est une nouvelle communion qu’il célèbre avec cette terre promise, sur cette colline inspirée dont le souvenir « l’empêchait de désespérer ». Il en repart avec cette certitude que « au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. »



La poétique chez Albert Camus [9]

Noces est sur ce plan très symptomatique de la poétique dans l'œuvre de Camus mais on pourrait aussi s’appuyer sur ses autres recueils de nouvelles, L'Été et L'Exil et le royaume. La poésie de Noces est particulièrement marquante dans le premier texte intitulé Noces à Tipasa, apparaît comme spontanée, incantation à cet appel à la nature et à la sensualité. Son style s’appuie sur un contraste des couleurs [10], une profusion des descriptions, la puissance de la présence intime des éléments, des images multiformes comme on en trouve aussi dans le texte suivant,  Le vent à Djemila où il perçoit « le son feutré de la flûte à trois trous... des rumeurs venues du ciel... »

La personnification des éléments, la mer « qui suce les premiers rochers avec un bruit de baiser » finissent par créer un symbolisme, la mer est synonyme d’infini et la montagne, de pureté. À Tipasa, écrit-il, « tout est munificence et profusion charnelle. »

L'Italie également possède une grâce particulière, sensuelle, des couleurs à profusion dans « les lauriers roses et les soirs bleus de la côte ligurienne. » Il est très sensible à certaines compositions picturales, surtout celles de  «  Cimabue à Francesca, une flamme noire », la beauté confrontée à la pauvreté de la condition humaine. Djemila qui, comme Tipasa possède  son soleil et ses ruines mais ne peuvent rien contre ce vent constant qui ronge la pierre, « tout à Djemila a le goût des cendres et nous rejette dans la contemplation. » On retrouve le même cas dans certains crépuscules d'Alger, « la leçon de ces vies exaltées brûlées dès vingt ou trente ans, puis silencieusement minées par l'horreur et l'ennui. »

          

Notes et références
[1] Le tome I est divisé en 3 parties : les cahiers n°1 de mai 1935 à septembre 1937, n°2 de septembre 1937 à avril 1939 et n°3 d'avril 1939 à février 1942  

[2] Carnet I p 21 (mars 1935) et p 16 (janvier 1936)
[3] Voir la Correspondance Camus-Grenier --
[4] Edmond Charlot publiera les deux premières œuvres de Camus, ses recueils L'Envers et l'endroit et Noces
[5] Après avoir été acteur, Camus devint vite directeur du théâtre de l'équipe d'Alger, renommé ensuite le théâtre du travail
[6] Voir mon article intitulé Camus et le théâtre --
[7] Sur Camus et Malraux, voir mes notes sur leur correspondance, À propos de l’Étranger (Camus, Malraux et l’Étranger) et Camus et Malraux, Autour de l'Espagne.
[8] Retour à Tipasa, une des nouvelles du recueil L’Été --
[9] Reprise de mes notes de lecture de l’essai de Roger Quilliot intitulé La mer et les prisons
[10] « Les bougainvillées rosats, hibiscus rouge pâle, roses thé épaisses comme la crème, long iris bleus sans compter la laine grise des absinthes... »

Voir mes fiches sur Camus :
* Ses recueils : L'Exil et le Royaume -- L'Envers et L'Endroit -- L’Été  --
* Actuelles III, "chroniques algériennes", dans Actuelles, chroniques -
* Mon article : Camus, A la recherche de l'unité --

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